Antonin, les chiffres et les lettres
Mi-mars 2012
Nous sommes à la maison, notre jolie maison en pleine campagne.
Le printemps est revenu, après un hiver court et rude. Antonin a deux ans et demi. Il peut, à nouveau, jouer dehors sans avoir à s’habiller chaudement.
Lorsque nous sortons de la maison, il commence toujours par faire un tour complet de la voiture, garée juste devant. Il observe et touche chaque forme de la carrosserie.
Un matin, il reste en arrêt devant la plaque d’immatriculation. Il la regarde plus intensément que d’habitude. Les chiffres l’intéressent. Il reconnaît « 2 » et « 4 » depuis un certain temps, sans que nous ne sachions d’où cela lui est venu. Mais sur cette plaque… il y en a bien davantage. Antonin se tourne une première fois vers ma maman. Comme nous ne disons rien, il continue à regarder les chiffres et les lettres minéralogiques. Puis, il pose son doigt sur le 5 et se retourne si manifestement vers Maman qu’elle répond, presque par réflexe : « Cinq ! » Les yeux d’Antonin reflètent une grande concentration. Il revient à la plaque d’immatriculation, pose son doigt sur le 3 et se retourne à nouveau. « Trois ! », répond Maman.
Alors, il ne se retourne plus. Il reste face aux chiffres, montre l’un d’entre eux du bout du doigt et attend que nous en prononcions le nom avant de passer au suivant. Il joue longuement à ce jeu, touchant le même chiffre ou le même caractère plusieurs fois, revenant en arrière, cherchant à confirmer que ce sont les mêmes signes qui, toujours, portent le même nom.
Puis, il fait le tour de la voiture et joue au même jeu avec la plaque d’immatriculation avant. Il doit s’accroupir, car la plaque est nettement plus basse. Et il explore, à nouveau, chaque signe l’un après l’autre, attendant que nous les nommions. Ce jeu nous captive également, l’enthousiasme contagieux devient partagé.
Soudain, Antonin repère l’insigne de la marque sur la calandre. Cela me rappelle certaines promenades avec lui, hors du temps, au travers des ruelles d’Avignon, quelques mois auparavant, alors qu’il observait et touchait les insignes de chaque marque automobile. Aujourd’hui, il effleure celui de notre voiture avec le même élan interrogateur que pour les signes de la plaque d’immatriculation. « H ! » dit Maman, car le sigle est composé de cette lettre. À partir de ce moment, Antonin parcourt tous les signes de la plaque d’immatriculation et y ajoute, à chaque nouveau passage, cette lettre H. Au bout d’un certain temps, la fatigue s’empare de lui. Il quitte la voiture pour continuer sa promenade : de nombreux cailloux et d’avenantes flaques d’eau l’attendent sur le chemin.
Une semaine passe, le jeu se répète, inlassablement. Étrangement, les chiffres et les lettres situés ailleurs que sur la plaque d’immatriculation ne semblent pas l’intéresser.
Un matin, il commence, comme d’habitude, par parcourir du bout de l’index tous les signes de la plaque avant, écoutant les noms correspondants prononcés par Pauline. Et puis, soudain, il montre l’insigne sur la calandre et s’écrie : « H ! » Nous en avons le souffle coupé.
Était-ce juste un hasard ? Non, Antonin va volontairement, plusieurs fois, vers ce H et en prononce le nom à voix très haute. Pour les autres chiffres et les autres lettres, il continue à attendre en silence que nous en disions le nom. Dans les heures et les jours suivants, le jeu va s’affirmer et se développer de telle façon qu’il annonce, désormais, le nom de chaque H qu’il rencontre au quotidien. Il les avait donc bien repérés, partout autour de nous, les signes de l’écriture…
4 avril 2012
Aujourd’hui, Antonin reste assis devant un pack de six bouteilles d’eau. Il y cherche un H, mais n’en trouve aucun. Alors, il se décide à me montrer du doigt toutes les autres lettres afin que je les nomme. Sur cet emballage, se trouvent de nombreux signes absents de la plaque minéralogique. D’une manière qui ne peut passer inaperçue, c’est toujours les lettres majuscules qu’il sort du lot.
Nous jouons une dizaine de minutes comme à l’accoutumée. Puis, Antonin pose son doigt sur un U et s’exclame avec verve : « uuuuuuuuu ! »
Ensuite, il recommence à parcourir les autres lettres, celles qu’il ne prononce pas encore. Je suis à présent sur mes gardes et j’attends toujours un peu avant d’en dire le nom, afin qu’il puisse, le cas échéant, le prononcer avant moi. Et voilà que pour le M, c’est précisément ce qui arrive : il en annonce joyeusement le nom… « èMmmm » !
Et le voilà qui patrouille dans toute la maison à la recherche des lettres H, U et M. Sur le robot dans la cuisine, par exemple, il y a un M si petit, que je ne l’aurais pas remarqué. Mais il n’échappe pas à Antonin. À noter : W est aussi « èMmmm » !
7 avril 2012
Le jeu avec les lettres est actuellement au premier plan. Il nomme désormais une douzaine de lettres et quelques chiffres. Au jeu habituel, celui de les trouver au fil des jours et de les nommer, s’est ajoutée, aujourd’hui, une nouvelle variante, née spontanément. Antonin se tient à côté de mon père, Arno, en train d’écrire, et l’observe silencieusement. Puis, soudain, il s’écrie : « acHhhh ! » Arno rit, pose sa feuille à côté, en prend une nouvelle et y dessine consciencieusement un H. Antonin en prononce le nom avec une joie irrésistible. Puis, il dit l’un de ses premiers mots : « ‘ncore ! » Comme mon père connaît précisément les caractères qui font partie de la collection d’Antonin (nous vivions ce développement ensemble, au quotidien), ce sont eux qu’il trace sur sa feuille, l’un après l’autre, ou plutôt, un « ‘ncore ! » après l’autre : I, U, O, A, 6, S, 8. C’est très sciemment qu’il n’introduit pas ceux qu’Antonin ne « connaît » pas encore.
Reconnaître ainsi « ses » lettres, dessinées spécialement pour lui par son grand-père, au cœur d’un jeu commun d’une grande force, procure à Antonin une joie incroyable. Il est enthousiasme, concentration et sérieux, des pieds à la tête.
Avril 2012, Antonin a 28 mois. Quand nous sommes en ville, il y a des lettres et des chiffres à voir partout, et cela compte beaucoup pour Antonin. Dorénavant, il connaît le nom de toutes les lettres. Dans la rue, il s’arrête souvent pour les « lire » sur les affiches ou les enseignes. Les grands panneaux publicitaires aux arrêts de bus sont particulièrement propices à ce jeu, car ils sont à la bonne hauteur. Il nous arrive même de prendre le bus suivant, lorsqu’Antonin est tellement occupé à repérer et à nommer toutes les lettres d’une affiche avec son grand-père que nous choisissons de ne pas l’interrompre.
Un jour, une personne observe ce jeu et m’indique que, conformément à certains concepts, je fais erreur en disant le nom des lettres. « Vous devriez plutôt en prononcer le son : “Fffff” et non “F”, “Rrrrr” et non “R”, car sinon l’apprentissage de la lecture s’en trouvera affecté. »
Depuis toujours, je me suis senti pris à rebrousse-poil par ce type d’idées, de concepts et de périodisation, car ils m’apparaissent hautement artificiels, comme autant de contresens face aux rythmes et aux rituels propres à chaque enfant. En l’occurrence, il ne s’agit pas du tout, pour Antonin, d’apprentissage de la lecture, ni même du désir de lire : il se passionne actuellement pour le nom des lettres en tant qu’objets. Il nomme les lettres comme il nomme les choses, les êtres qui l’entourent. Il voit un chat, il dit : « Chat ! » ; il voit la lettre H, il dit « acHhhh ». Cette personne, sincèrement bien intentionnée, ajoute alors que je devrais au moins utiliser les lettres préparées à cet effet, avec une surface en velours ou en papier de verre, afin que mon enfant fasse une expérience sensorielle. Et là encore, ce serait passer à côté de ce qui intéresse vraiment Antonin en cet instant : trouver les lettres, au quotidien, là où elles sont, dans leur fonction au sein du monde réel ! Tout dispositif matériel les extrayant de leur milieu naturel les rendrait étrangères, postiches, superflues, inadaptées à sa réalité : elles en deviendraient une distraction de l’essentiel, interférant sans contrepartie avec son enthousiasme jaillissant.
🌟 Et si l’enthousiasme était la clé de tout ? Dans ce livre lumineux, André Stern explore l’enthousiasme, ce moteur inné que nous portons tous en nous depuis la naissance. Contrairement à une vision figée de l’intelligence dictée par les gènes, l’auteur met en lumière le rôle transformateur de l’épigénétique et de nos expériences. Le cerveau humain, explique-t-il, ne se développe pas comme un muscle, mais grâce à une stimulation émotionnelle intense – autrement dit, par l’enthousiasme.
Dès l’enfance, ce feu sacré s’active à chaque découverte. Un enfant n’a pas besoin d’apprendre la tolérance ou d’être forcé à travailler : il s’enthousiasme naturellement pour ce qui l’entoure, des chiffres d’une plaque d’immatriculation aux lettres sur un panneau. Ce cocktail d’émotions génère des substances neuroplastiques qui renforcent les réseaux neuronaux. L’enthousiasme n’est pas un luxe réservé à l’enfance. À 85 ans, vous pourriez apprendre le chinois en six mois… si vous étiez passionné !
Stern déconstruit également l’idée que l’autonomie résulte de la séparation. En réalité, un attachement profond à une figure aimante nourrit la confiance nécessaire pour explorer le monde. Jouer, pour un enfant, n’est pas une distraction : c’est une immersion totale dans un monde où imaginaire et réalité se confondent, libérant une créativité illimitée.
Enfin, ce livre rappelle que nous ne perdons jamais notre capacité à être enthousiastes. Nous avons simplement oublié de l’entretenir. Stern nous invite à redécouvrir ce trésor, à transformer notre quotidien et à retrouver l’émerveillement dans chaque petite chose. ❤️
Un livre à lire absolument pour réveiller l’enfant curieux et joyeux en chacun de nous !
Vous trouverez ce livre sur le site Place des Libraires en identifiant une librairie près de chez vous, ou sur le site de la FNAC.
Les extraits que je vous partage sont ceux qui m’ont parlé lors de la lecture du livre.
Aussi, je vous encourage à acheter ce livre car vous y trouverez sûrement d’autres parties qui vous inspireront.