L’enthousiasme, l’engrais du cerveau
Pendant des décennies, on a cru que les êtres humains venaient au monde avec des cerveaux programmés par leurs gènes. Les gènes des uns câblaient leurs cerveaux de telle sorte qu’ils entraient automatiquement dans la catégorie des gens intelligents, tandis que la génétique des autres les plaçait à coup sûr dans celle des personnes « bêtes ». Voilà qui était pratique, pragmatique, ordonné (avec cette symétrie chère au cartésianisme) et facilement admissible, même par les gens « bêtes ».
Cette croyance donna naissance à un certain ordre du monde, aujourd’hui encore largement ancré dans nos sociétés. Les uns sont nés bêtes et le resteront (l’épigénétique n’ayant été découverte que très récemment, il était notoire que « génétique » signifiait « définitif »), les autres sont nés intelligents – et le sont comme l’étaient leurs parents et comme le seront leurs enfants, car « génétique » signifie, également, « héréditaire »…
Grâce à l’épigénétique, il apparaît que notre devenir n’est pas gravé dans le marbre de nos atavismes. Ce que nous ingurgitons, nos rencontres, notre entourage, nos expériences, et bien d’autres choses conditionnent notre recette génétique.
À la fin du e siècle, des études britanniques mettent au jour un développement soudain et spectaculaire de la zone cérébrale responsable des mouvements du pouce dans le cerveau de nos jeunes contemporains, parallèle à l’importance exponentielle des SMS dans leur quotidien. C’est une remise à plat retentissante de la croyance en une origine génétique de l’intelligence. Et cela conduisit à une conclusion un peu hâtive : le cerveau semble se développer, à l’instar d’un muscle, selon l’usage qu’on en fait.
De façon tout aussi hâtive, des programmes de musculation cérébrale fondés sur ce constat furent mis au point. Mais ils se soldèrent par de cuisants échecs : ce qui marchait si bien pour l’écriture des SMS ne fonctionnait pas le moins du monde lorsque l’on tentait de « booster » le cerveau des enfants en leur faisant apprendre cinq langues à l’école maternelle ou faire à 18 mois des exercices de lecture au moment où ils voulaient jouer à la pelleteuse avec une cuillère dans le pot de chocolat en poudre… On reprit donc depuis le début.
Le neurobiologiste allemand Gerald Hüther explique qu’un exercice ciblé répété pendant plusieurs heures quotidiennes ne permet pas de constater un développement d’une telle ampleur : « Le cerveau n’est pas un muscle, on ne peut ni le forcer, ni le façonner à sa guise ; il lui faut, pour se développer, une stimulation émotionnelle : le facteur moteur de ce développement est l’enthousiasme qu’éprouvent ces jeunes à communiquer avec les autres ! »
Notre cerveau se développe donc, effectivement, selon l’usage que nous en faisons… mais à condition que ce que nous en faisons provoque et attise notre enthousiasme !
Que l’enthousiasme nous donne des ailes, qu’il nous rende capables de tout apprendre, de tout devenir, de dépasser toutes nos limites : voilà une chose que nous savons tous. Mais il y a désormais une explication scientifique à ce phénomène. Dans un article paru dans Die Welt en avril 20112, Gerald Hüther nous la livre, avec la clarté qui l’a rendu si populaire dans les pays germanophones : « Nous connaissons cela : lorsqu’une chose est vraiment importante à nos yeux, nous sommes prêts à faire tous les efforts nécessaires pour la réaliser. Et quand nous y arrivons, nous sommes lumineusement enthousiastes. À chaque fois que nous nous enthousiasmons de la sorte pour une chose, lorsqu’elle nous prend aux tripes et nous réussit, cela active un groupe de cellules nerveuses dans le mésencéphale. Au bout de leurs longs filaments est alors déversé un cocktail de neurotransmetteurs neuroplastiques.
Au grand dam de tous ceux qui font vaillamment leurs devoirs, cela n’arrive jamais au régime ordinaire du cerveau, lorsqu’il suffit de s’acquitter, l’une après l’autre, des tâches de la journée : cela n’arrive que lorsque nous sommes en état d’enthousiasme. Les plus connus de ces neurotransmetteurs neuroplastiques s’appellent dopamine, noradrénaline et adrénaline, auxquelles se joignent des peptides telles l’endorphine et l’enképhaline.
Chacun de ces éléments provoque, à sa manière, une cascade de transduction du signal, par le biais des récepteurs, dans les cellules nerveuses fraîchement commutées. Tous les réseaux neuronaux que cela active dans le cerveau s’en trouvent consolidés et renforcés, afin de précisément réaliser ce à quoi la personne concernée tenait particulièrement. »
En d’autres endroits, il résume ainsi : l’enthousiasme est l’engrais du cerveau.
C’est une excellente nouvelle, car nous sommes tous, sans exception, venus au monde équipés de cet engrais cérébral portable.
L’enthousiasme, au même titre que d’autres états de notre esprit, est tout simplement là, depuis le début. Observer de jeunes enfants qui jouent (donc qui explorent le monde) illustre parfaitement cet aspect basique, inné et spontané de l’enthousiasme. Un petit enfant éprouve une tempête d’enthousiasme toutes les deux à trois minutes. L’une n’est pas encore terminée que la suivante commence déjà.
Il y a une raison simple à ce phénomène : la saisissante ouverture d’esprit qui fait, également, partie de notre « équipement » de base. Un jeune enfant découvre le monde sans l’ombre d’un jugement ni la moindre discrimination. Il va vers les autres vivants (qu’ils soient humains ou non) à bras et à cœur ouverts, sans tenir compte de leur couleur de peau, de leur religion, de leur taille, de leur genre ni de leur âge. Libre de tous les « -ismes » de notre monde (racisme, sexisme, spécisme, âgisme…), il n’a aucun besoin d’être éduqué à la tolérance, car il ignore tout de l’intolérance… (Imaginez à quel point notre monde changerait si nous ne nous éloignions pas trop de cette disposition innée !)
Saskia est très blanche de peau. Elle vit en Hollande avec sa maman, son papa et son grand-frère. Aujourd’hui, elle regarde avec enthousiasme l’une de ces photos qui, de nos jours, font le tour d’Internet. Sur cette photo, on voit une jeune maman africaine à la peau de jais tenir dans ses mains, au-dessus de sa tête renversée en arrière, sa petite fille riant aux éclats. Toutes deux sont vêtues de robes multicolores et elles sont si joyeuses, si liées que Saskia ne se lasse pas de les contempler. Elle se tourne vers sa maman et lui dit : « C’est peut-être une photo de toi et moi ? » Par curiosité, sa maman lui demande : « Tu ne vois aucune différence entre elles et nous ? » « Si, répond Saskia, si, Maman, elles portent des robes bien plus jolies que les nôtres ! »
Un jeune enfant n’a, au début, aucune raison de prendre à son compte notre vision des genres… Fille, garçon ? Il n’a pas encore appris à différencier, à critériser, à classer, à catégoriser. Un jeune enfant pense qu’il y a autant de genres qu’il y a de personnes.
Du fait de cette ouverture d’esprit, l’enfant ne connaît de hiérarchie, ni entre les métiers ni entre les matières. Il n’a aucune raison de moins s’enthousiasmer pour le métier de l’éboueur que pour celui de l’astronaute ; à ses yeux, tricot et mathématiques sont sur un pied d’égalité, et apprendre à lire n’est pas plus important que de danser. C’est pourquoi il s’enthousiasme pour tout ce qu’il rencontre, que ce soit une personne, une activité humaine ou toute autre chose à comprendre et à découvrir.
Et chacune de ces petites tempêtes d’enthousiasme génère, à nouveau, l’autodopage cérébral décrit plus haut. Chez un jeune enfant, toutes les substances requises par les processus de croissance et de réaménagement des réseaux neuronaux sont donc produites directement dans le cerveau lui-même, toutes les deux à trois minutes, du matin au soir.
Quelle extraordinaire dotation pour commencer une vie ! Mais cela ne se limite pas – ou ne devrait pas se limiter – au commencement d’une vie. Il n’y a aucune raison pour que cela cesse. L’enthousiasme fait son effet, quel que soit notre âge. Je cite volontiers le dicton « Qui jeune n’apprend, vieux ne saura » pour souligner à quel point il est fondamentalement faux, et assidûment contredit par la pratique. L’une de mes citations préférées de Gerald Hüther est la suivante : « Un homme de 85 ans peut apprendre le chinois en six mois… pourvu qu’il soit enthousiasmé… Par exemple, s’il est tombé amoureux d’une jeune Chinoise de 75 ans ! » Donc, si nous n’apprenons pas le chinois, que nous ayons 85 ans ou 15 ans, ce n’est pas dû à un dysfonctionnement de notre cerveau, mais à une « simple » absence d’enthousiasme.
Voilà pourquoi nous progressons si rapidement dans tout ce que nous faisons avec enthousiasme.
L’enthousiasme engendre l’émotion. Il nous met dans un état d’activation des centres émotionnels. Or, c’est lorsque ceux-ci sont activés que nous retenons les informations pour toujours.
Sans activation des centres émotionnels, une information n’a aucune chance de s’ancrer dans notre mémoire. Entrée par une oreille, elle ressort par l’autre presque immédiatement. Cela explique que nous vivions dans un monde où il est considéré comme normal d’oublier 80 % de ce que nous avons dû apprendre ! Un rapide examen vous permettra de constater que les 20 % que vous n’avez pas oubliés sont, toujours, liés à une émotion. Émotion provoquée par le sujet qui vous aura concerné, touché ou surpris. Émotion due à la filiation entre la nouvelle information et un sujet qui vous concerne. Émotion résultant de l’importance de la relation avec la personne qui transmettait l’indication. Et toutes sortes d’autres formes d’activation de vos centres émotionnels.
On ne peut provoquer artificiellement l’enthousiasme. Tout comme l’ocytocine de synthèse n’a pas les mêmes effets que l’ocytocine produite naturellement par l’organisme, une injection du cocktail des neurotransmetteurs listés plus haut n’entraînerait pas la floraison de l’enthousiasme. C’est l’enthousiasme qui déclenche la production de ce cocktail, et non l’inverse. Il ne sert à rien de secouer quelqu’un en lui disant « mais vas-y, enthousiasme-toi, c’est bon pour toi ! » : cela ne marchera pas. On ne peut, non plus, espérer stimuler l’enthousiasme d’une personne en tentant de lui « vendre » des circonstances présentes comme enthousiasmantes si elles ne le sont pas à ses yeux – comme on observe fréquemment des adultes tenter de le faire face à un enfant malheureux de voir ses projets interrompus par la réalisation de ceux des adultes (par exemple, devoir quitter le parc où il joue si bien pour aller faire les courses…).
La caractéristique principale de l’enthousiasme est qu’il est contagieux. Seul notre enthousiasme – s’il est authentique – peut réveiller celui des autres. Mais bien évidemment, ceux-ci ne vont pas reprendre à leur compte le sujet de notre enthousiasme.
Je suis guitariste depuis toujours. C’est certainement mon premier grand enthousiasme, ressenti pour la première fois à l’âge de trois ans. Les notes de guitare et les voix indistinctes du professeur et de son élève, traversant le plafond de la boutique en dessous du parquet sur lequel je collais mon oreille, sont encore gravées en moi. Un soir, quelques années plus tard, mes parents m’ont emmené au concert. Un pianiste virtuose jouait avec un enthousiasme si évident que le mien s’en trouva immédiatement activé. Je n’eus plus qu’une hâte : rentrer à la maison pour jouer non pas du piano, mais de la guitare – mon instrument – avec le même enthousiasme que le pianiste avait manifesté en jouant de son instrument.
Il n’y a pas de bon moment pour apprendre, il n’y a que des centres émotionnels activés, ou non activés. Si nous cessions d’interférer dans les rythmes et les chronologies qui leur sont propres, nos enfants pourraient, le plus naturellement du monde, continuer à passer d’une émotion à l’autre, d’un enthousiasme au suivant, restant indéfiniment et précisément dans l’état qui nous permet d’apprendre tout de manière pérenne.
L’enthousiasme, force intérieure par Joël de Rosnay
Il y a quelques années, comprendre l’épigénétique, toute nouvelle venue dans le monde des sciences, demandait un certain effort. Mais l’expliquer en quelques mots s’avérait plus difficile encore. Un jour, je suis tombé sur une vidéo de trois minutes dans laquelle quelqu’un, avec une grande élégance, non seulement y parvenait, mais, de plus, fournissait les images qui permettaient de la comprendre, de la ressentir et de ne plus l’oublier. Ce grand monsieur à l’esprit curieux et joueur, c’était Joël de Rosnay. J’ai tout de suite compris qu’il s’agissait d’un enthousiaste, autant lorsqu’il se dédie à la science que lorsqu’il se consacre à l’écriture ou au surf.
“Enthousiasme” vient de “en theos”, qui veut dire le “Dieu intérieur”. Certains orateurs, grâce à leur enthousiasme communicatif, donnent l’impression d’être habités par quelque chose ou quelqu’un qui les dépasse.
L’enthousiasme est également lié au fait de se faire plaisir, notamment en communiquant aux autres son bonheur. Le bonheur de la connaissance, du savoir partagé, d’avoir compris la complexité d’un système ou encore de décrire un magnifique paysage, de parler d’une passion, d’un sport, de la musique ou de la cuisine.
En plus, les personnes qui communiquent avec enthousiasme ont plus de chance d’être suivies attentivement par ceux qui sont prêts à être motivés, en particulier pour apprendre du nouveau, qu’il s’agisse de science, de philosophie, de musique ou de sport.
Je vis avec l’enthousiasme permanent de pouvoir communiquer, d’être écouté et d’aider les gens à donner du sens à leur vie.
🌟 Et si l’enthousiasme était la clé de tout ? Dans ce livre lumineux, André Stern explore l’enthousiasme, ce moteur inné que nous portons tous en nous depuis la naissance. Contrairement à une vision figée de l’intelligence dictée par les gènes, l’auteur met en lumière le rôle transformateur de l’épigénétique et de nos expériences. Le cerveau humain, explique-t-il, ne se développe pas comme un muscle, mais grâce à une stimulation émotionnelle intense – autrement dit, par l’enthousiasme.
Dès l’enfance, ce feu sacré s’active à chaque découverte. Un enfant n’a pas besoin d’apprendre la tolérance ou d’être forcé à travailler : il s’enthousiasme naturellement pour ce qui l’entoure, des chiffres d’une plaque d’immatriculation aux lettres sur un panneau. Ce cocktail d’émotions génère des substances neuroplastiques qui renforcent les réseaux neuronaux. L’enthousiasme n’est pas un luxe réservé à l’enfance. À 85 ans, vous pourriez apprendre le chinois en six mois… si vous étiez passionné !
Stern déconstruit également l’idée que l’autonomie résulte de la séparation. En réalité, un attachement profond à une figure aimante nourrit la confiance nécessaire pour explorer le monde. Jouer, pour un enfant, n’est pas une distraction : c’est une immersion totale dans un monde où imaginaire et réalité se confondent, libérant une créativité illimitée.
Enfin, ce livre rappelle que nous ne perdons jamais notre capacité à être enthousiastes. Nous avons simplement oublié de l’entretenir. Stern nous invite à redécouvrir ce trésor, à transformer notre quotidien et à retrouver l’émerveillement dans chaque petite chose. ❤️
Un livre à lire absolument pour réveiller l’enfant curieux et joyeux en chacun de nous !
Vous trouverez ce livre sur le site Place des Libraires en identifiant une librairie près de chez vous, ou sur le site de la FNAC.
Les extraits que je vous partage sont ceux qui m’ont parlé lors de la lecture du livre.
Aussi, je vous encourage à acheter ce livre car vous y trouverez sûrement d’autres parties qui vous inspireront.