Chapitre 23 – À tout prix
La réglementation des forages pétroliers vise à permettre à la fois l’exploitation de la matière première et la protection de la terre dont on l’extrait. D’autres réglementations limitent les émissions des automobiles et des machines pour que nous puissions profiter de celles-ci tout en préservant la qualité de l’air. Ainsi fonctionnent les bonnes réglementations : elles tentent d’équilibrer bénéfices et coûts. C’est une science inexacte, mais peu contesteraient qu’un déséquilibre dans un sens ou dans l’autre serait dommageable soit pour le commerce soit pour l’humanité. Aussi persévère-t-on dans cette recherche d’équilibrage.
Au début du 20e siècle, le spectre électromagnétique était considéré comme une ressource naturelle appartenant au secteur public, une ressource rare. L’industrie naissante de la radiodiffusion était un peu comparable au Far West américain : des stations trop nombreuses tentaient de se faire entendre sur des longueurs d’onde peu nombreuses. Le Congrès des États-Unis chercha donc à organiser le système par le Radio Act de 1927, puis par le Communication Act de 1934, qui créa la Federal Communications Commission (FCC) dans le cadre du New Deal de Franklin D. Roosevelt. La nouvelle loi et la nouvelle commission concernaient aussi un nouveau média : la télévision. Comme pour la radio, elles allaient favoriser la croissance de l’industrie de la télédiffusion tout en protégeant l’accès du public à l’information.
L’un des moyens à la disposition de la FCC pour réguler cette ressource limitée était d’obliger les radiodiffuseurs à détenir une licence pour diffuser sur le spectre public. Tout réseau désireux de l’obtenir devait en particulier fournir une programmation de service public destinée à la collectivité dont il utilisait les longueurs d’onde. Ne pas respecter cette obligation aurait été courir le risque de perdre sa licence. Ainsi naquit le journal d’information radiophonique du soir, censé servir l’intérêt public, tandis que le reste de la programmation obéissait à un intérêt commercial. Les actualités n’étaient pas très lucratives, mais ce qu’elles apportaient aux réseaux était au moins aussi important pour eux : une réputation d’intégrité.
Walter Cronkite, présentateur-vedette du journal télévisé du soir sur CBS de 1962 à 1981, était considéré comme l’homme à qui l’Amérique faisait le plus confiance, et sa bonne réputation retentissait évidemment sur la chaîne. Comme les autres présentateurs des actualités de l’époque, il pensait être investi d’une mission. « Dans les années 1960, nous étions en quelque sorte mus par un désir quasi religieux de donner aux gens les informations qu’il leur fallait avoir », explique Ted Koppel, présentateur célèbre et ancien animateur de Nightline. Les actualités remplissaient une obligation envers le public. Elles étaient ostensiblement « le produit d’appel déficitaire qui permettait à NBC, CBS et ABC de justifier les énormes profits réalisés sur les divertissements, explique Koppel. Jamais les gros bonnets des réseaux ne s’étaient dit que les émissions d’actualité pourraient être rentables. » Cela équilibrait le système du donnant-donnant.
Mais vers la fin de 1979, un événement se produisit. Le 4 novembre, un groupe de militants et d’étudiants islamistes attaqua l’ambassade américaine à Téhéran et captura cinquante-deux américains. Peu de temps après, ABC News commença à diffuser America Held Hostage: The Iran Crisis (l’Amérique prise en otage : la crise iranienne), une série créée expressément pour suivre les développements de l’affaire. Plus tard rebaptisée Nightline et présentée pendant vingt-cinq ans par Ted Koppel, l’émission tint au courant les Américains chaque soir pendant les 444 jours de cette épreuve. Elle devint immédiatement populaire et, pour la première fois dans l’histoire des informations d’actualité, les dirigeants du réseau en prirent conscience. Au lieu de les laisser entre les mains de journalistes idéalistes et militants, ils se mirent à considérer les actualités comme un centre de profit et à s’y impliquer davantage.
Il existait certes des programmes rentables, comme 60 Minutes qui datait de plus d’une décennie, mais ils n’étaient pas diffusés tous les soirs. Ce n’étaient pas les journaux du soir. Et puis, l’époque était différente. Dans les années 1980, l’Amérique jouissait d’une richesse et d’une prospérité sans précédent, ses habitants en désiraient toujours plus. Cette aspiration allait animer toutes les facettes de la vie des États-Unis pendant la décennie entière et au-delà, y compris pour la télévision. Les Américains réclamaient de plus en plus de dopamine. L’équilibre allait se rompre.
Arrivèrent la fin de la crise des otages en Iran et le début de l’administration Reagan. Un nouveau shérif des ondes, Mark Fowler, fut nommé à la présidence de la FCC. Fowler et beaucoup de ses partisans considéraient la télévision – y compris les actualités télévisées – comme n’importe quelle activité exercée à titre lucratif. Avec l’avènement de la télévision câblée et l’apparition de CNN, les actualités cessèrent d’être un service public et le joyau de la couronne des réseaux pour devenir une occasion de trouver d’autres joyaux vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Il fallait éliminer tous les obstacles sur la route des réseaux. Le travail du régulateur n’était plus de protéger, mais d’aider à la réalisation du profit. L’un après l’autre, parfois avec le soutien du Congrès, d’autres fois sans, Fowler et la FCC démantelèrent toutes les normes imposées aux réseaux demandant une licence de diffusion, qui visaient à maintenir au moins un certain sentiment d’équilibre et de recherche de l’intérêt public. D’abord, la durée des licences renouvelables fut étendue de trois à cinq ans : leur perte devint moins à craindre. Le nombre de stations qu’une compagnie pouvait détenir passa de sept à douze, ce qui permettait d’attirer une part de marché plus grande. Toutes les restrictions sur le volume de la publicité furent aussi levées.
La FCC de Fowler alla jusqu’à abolir les directives sur la quantité minimum de programmes à diffuser en dehors du divertissement, pour être autorisé à profiter des ondes publiques. L’objectif même de la loi de 1934, civiliser ce Far West et faire en sorte que chaque réseau assure aussi un service public, fut ainsi anéanti. Et ce ne fut pas tout. Le plus gros accroc dans le métier des réseaux et des actualités télévisées fut peut-être, en 1987, l’élimination de la doctrine d’équité (Fairness Doctrine).
Cette doctrine, introduite en 1949, visait à éviter que des entreprises n’utilisent leur réseau pour prendre parti dans les débats. Elle obligeait tout opérateur bénéficiant d’une licence de la FCC non seulement à présenter les sujets de controverse intéressant le public, mais aussi à veiller que toute opinion formulée soit contrebalancée par une opinion adverse. Une fois cette disposition supprimée, les réseaux modernes furent libres d’adopter un point de vue partisan et de polariser les débats à leur gré – selon leurs intérêts commerciaux. Ainsi fut évacué ce qu’un Comité pour l’expression équitable des questions controversées considérait en 1973 comme indispensable et comme « la condition la plus importante d’un fonctionnement dans l’intérêt du public ». La voie était désormais complètement libre pour que les actualités-service laissent place aux actualités-support publicitaire. La quête d’une abondance toujours plus grande se poursuivit tout au long des années 1980, rendant apparemment inéluctable la disparition des éléments qui fondaient la confiance dans la profession. Et la dopamine affluait.
Personne ne conteste aux chefs d’entreprise le droit de développer leur activité par les moyens de leur choix, tant que ces moyens ne nuisent pas aux gens qu’ils prétendent servir. Le problème est que les professionnels de l’information semblent avoir oublié cette réserve. L’état actuel des actualités télévisées montre un tableau parfait de ce qui arrive quand l’aspiration à être le premier ou à obtenir de bonnes notes prend le pas sur la recherche de l’intérêt public. L’un des pires symptômes est que les médias ont une fâcheuse tendance à négliger des faits importants et à s’étendre sur des sujets qui, peutêtre, amusent la galerie, mais ne l’informent guère. Plus que jamais, la mission de diffusion des informations est devenue un business de diffusion des nouvelles.
Ce n’est pas la faute des journalistes. En fait, beaucoup d’entre eux adhèrent encore à l’obligation « quasi religieuse » de rapporter la vérité, ainsi que la décrit Koppel. Le problème vient des dirigeants des médias, qui voient la diffusion des informations comme l’un des volets de leur portefeuille d’activités et non comme une mission à accomplir. Ils se défendent en affirmant que leurs produits sont conformes à leur obligation de service public. Cette prétention n’est pas soutenable. S’ils observent leurs taux d’audience et fixent leurs tarifs publicitaires en conséquence, le conflit d’intérêts est clair. Comme un médecin qui prescrirait les médicaments demandés par ses patients au lieu de ceux dont ils ont besoin, les entreprises d’information, dit Koppel, ont cessé de diffuser les nouvelles dont vous avez besoin, même si vous n’en voulez pas, au profit des nouvelles que vous voulez, même si vous n’en avez pas besoin. Et Koppel de regretter les temps révolus où appartenir à une entreprise d’information signifiait quelque chose, où informer était une tâche noble et non une activité commerciale – l’époque où les rédactions rendaient les nouvelles intéressantes au lieu d’en fabriquer comme aujourd’hui.
Qu’il s’agisse du parlementaire qui court les soutiens financiers au lieu de se consacrer aux besoins de ses électeurs ou du dirigeant d’entreprise qui vend un produit contenant des ingrédients nocifs, mais rentable, la concurrence a toujours existé et a toujours causé des problèmes. Dans les organisations saines, comme dans une société en bonne santé, elle ne devrait pas l’emporter sur la bienveillance envers les gens qu’on prétend servir.
Plus ! Plus ! Plus !
Avant le krach boursier de 1929, il existait 25 000 banques aux États-Unis. Leurs fondations étaient souvent si fragiles qu’environ la moitié d’entre elles disparurent dans les années suivantes. En 1933, le Congrès adopta la loi Glass-Steagall, ou Banking Act, dans l’espoir d’endiguer la spéculation et la folle témérité du secteur bancaire, et d’éviter ainsi aux générations futures de subir les mêmes désastres. Outre la création de la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC), organisme indépendant qui « préserve et promeut la confiance du public dans le système financier des États-Unis », les dispositions de cette loi réduisaient les risques encourus par le public et par le pays du fait des activités de banques préoccupées par leurs propres intérêts.
L’une des principales dispositions de la loi était la séparation entre banque commerciale et banque d’investissement. Les banques commerciales ont vocation à offrir ce que l’on considère comme les services bancaires traditionnels : recevoir des dépôts, encaisser des chèques, distribuer des prêts, etc. Les banques d’investissement, en revanche, peuvent émettre des valeurs mobilières pour aider leurs clients à lever des capitaux et gèrent des services comme le négoce d’actions, de matières premières et d’autres instruments financiers. Puisque les banques commerciales conservaient les dépôts de particuliers et d’entreprises, le Congrès décida à l’époque que ces fonds devraient être hors d’atteinte pour les banques d’investissement : elles ne pourraient pas les utiliser pour leurs propres opérations à risque et spéculatives.
Hélas, les générations futures, que nos prédécesseurs tentaient de protéger, se montrèrent plus disposées à compromettre l’intérêt public pour préparer le terrain à de nouvelles sources de revenu : en 1999, au plus fort du boom des dot-coms, en une période de spéculation effrénée, la loi Glass-Steagall fut en grande partie abrogée.
Cette abrogation, à en croire Lawrence Summers, secrétaire au Trésor de l’époque, visait à « permettre aux sociétés américaines d’affronter la nouvelle économie ». Derrière cette rhétorique politique, l’intention véritable était l’élimination de réglementations spécifiquement destinées à protéger le public, ce qui aiderait grandement une industrie unique (la banque) à s’étendre, afin qu’un groupe unique (les banquiers) puisse bénéficier de plus d’influx de dopamine.
Si « affronter la nouvelle économie » signifie créer les conditions de krachs boursiers, alors les milieux politiques et les groupes de pression bancaires se sont très bien débrouillés. Avec la loi en place, les faillites de grandes banques furent très rares entre 1933 et 1999. Les États-Unis ne connurent que trois krachs boursiers importants après celui qui avait causé la grande crise de 1929. Celui de 1973 fut provoqué par une hausse soudaine des cours du pétrole et non par une crise bancaire. Par contre, celui de 2000 fut dû à des paris délirants sur la bulle des dot-com. Et enfin, celui de 2008 résulta des spéculations et des prises de risque excessives de l’industrie bancaire, ainsi que du recours aux produits dérivés basés sur des prêts hypothécaires. Les conditions du krach de 2008 furent mises en place par des sociétés comme Citigroup, une ex-banque commerciale, ou comme American International Group (AIG), une compagnie d’assurance pratiquant le négoce de valeurs mobilières, ce qui lui aurait été interdit si le Banking Act de 1933 n’avait été émasculé moins d’une décennie auparavant.
L’abrogation de l’essentiel de la loi Glass-Steagall est l’un des exemples les plus évidents et les plus extrêmes des tentatives menées par certains baby-boomers égocentriques pour fléchir ou briser les lois au nom d’un gain individuel. C’est un exemple de ce qui se passe quand des leaders placent leur intérêt avant ceux des personnes qu’ils sont supposés protéger. (Notons en passant que les événements de cette période d’abondance destructrice se sont produits sous l’œil attentif du premier président baby-boomer des États-Unis, Bill Clinton, né le 19 août 1946.) L’addiction est terriblement douée pour nous faire perdre de vue la réalité.
Comme un drogué qui s’éveille en regrettant ce qu’il a fait sous influence la nuit d’avant, beaucoup de membres de la génération du baby-boom s’interrogent à présent sur les destructions accidentellement commises sous leur responsabilité. Celles-ci semblent inviter à l’humilité certains de ceux qui tenaient la barre à l’époque. Interrogé par Bloomberg Television en 2010, David Komansky, ancien PDG de Merrill Lynch remplacé par Stanley O’Neal, déclarait que l’abrogation de la loi Glass-Steagall avait été une erreur. « J’ai été l’un de ceux qui l’ont réclamée, admit-il. Bien sûr, du temps où je dirigeais une entreprise, je ne tenais pas à ce qu’elle respecte les règles trop strictement. Je regrette d’avoir agi ainsi, je m’en veux à présent. » John Reed, ancien PDG de Citigroup Inc., considère lui aussi qu’abroger la loi Glass-Steagall fut une mauvaise idée. Pourquoi d’anciens PDG jouissent-ils soudain d’une sagacité qui se serait avérée plus utile du temps où ils étaient aux affaires ? Nous avons tous 10 dixièmes de vision quand nous regardons en arrière, mais ces dirigeants ne sont-ils pas payés pour leur prescience et leur clairvoyance ?
À partir des années 1980 et 1990, certains membres de la génération du baby-boom ont présidé à un démantèlement rapide des contrôles destinés à nous protéger contre les excès, les déséquilibres et les addictions de nos systèmes. Les dirigeants des entreprises et des cénacles publics constituaient un premier cercle puissant, sans trop se soucier des protections qu’ils auraient dû offrir aux autres. De même que les dirigeants de toute organisation sont censés veiller sur ceux qui dépendent d’eux (ce qui, en fin de compte, rend leur organisation plus forte), les patrons sont censés veiller aussi à l’environnement dans lequel leurs entreprises fonctionnent. Cet environnement comprend l’économie au sens large et même la société civile. Le Cercle de sûreté bâti pour inspirer un sentiment de protection à un maximum de gens est en train de se décomposer lentement, ce qui nous laisse exposés à de grands dangers. Tout comme une entreprise, un pays s’affaiblit si ses citoyens doivent veiller à se protéger les uns contre les autres au lieu de travailler ensemble à leur protection et au progrès collectif. Compterons-nous sur la prochaine génération pour régler les problèmes de la précédente ? N’oublions pas qu’elle devra faire face à ses propres addictions.
Imagine un monde où la confiance règne, où chaque individu sait qu’il peut compter sur les autres, où la coopération n’est pas un vain mot mais une réalité palpable. C’est ce que ce livre nous invite à découvrir.
Dans un récit captivant, l’auteur nous plonge d’abord dans une nuit de combat en Afghanistan, où un pilote, Johnny Bravo, met sa vie en jeu pour protéger des soldats au sol. Pourquoi agit-il ainsi, sans y être obligé ? Parce qu’il sait qu’ils auraient fait la même chose pour lui. Ce sens du devoir, ancré dans l’empathie et le leadership, est au cœur de toute organisation qui fonctionne véritablement.
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Dans un style fluide et percutant, ce livre bouleverse nos certitudes et nous pousse à voir le travail autrement. Que tu sois dirigeant, manager ou simple salarié, tu en ressortiras transformé. Prêt à bâtir une culture d’entreprise plus humaine, plus forte, et surtout plus pérenne. Car au final, nous ne travaillons pas pour une entreprise, mais pour les gens qui nous entourent.
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