La fête foraine
Antonin est tellement triste de partir… Il connaissait chaque recoin de ce quotidien, de cette fête foraine rutilante où nous venions de passer trois jours, il connaissait chaque itinéraire possible pour aller d’une attraction à l’autre, il connaissait le slogan de chacune, la police d’écriture, les caractéristiques… Il était familier de chaque enseigne lumineuse, de chaque forain, de chaque voiture du circuit, du comportement de chacune des auto-tamponneuses…
Et le dernier tour de manège, hier soir, la dernière attraction qu’il n’avait pas essayée… puis les sept jetons pour le circuit « Monza », afin de faire trois tours dans chacune des voitures, systématiquement, de la première à la dernière, baignées dans la lumière fantasmagorique des néons, au milieu de la nuit… Et rien de tout cela ne reviendra, car nous sommes partis, alors il pleure à chaudes larmes ce monde qu’il avait investi et qui l’avait accueilli.
Personne ne reste insensible à l’enthousiasme d’un enfant libre. Car cet enthousiasme ne va pas qu’aux choses que l’enfant vit, il va également aux personnes qui « font » ces choses. L’enthousiasme d’Antonin pour le stand de tir amuse son propriétaire et l’admiration qu’Antonin manifeste pour cet homme l’atteint en plein cœur. Dans les yeux de l’enfant, il quitte son statut de personne qui « fait son boulot » pour devenir une figure importante, le héros d’une relation, d’une histoire. Il se sent aimé pour ce qu’il est, sans jugement ni comparaison avec d’autres personnes, d’autres métiers, d’autres salaires. Il retrouve son propre enthousiasme, comme en écho.
Alors il aide Antonin, il lui apprend à viser, il lui montre les petites astuces. Il ne compte plus les petits plombs, il en donne autant que nécessaire pour qu’Antonin reparte toujours avec le lot qu’il désire.
Nous ne payons plus tous les jetons pour la chenille. La dame à la caisse lui en donne une petite poignée alors qu’il n’a payé que pour un… Elle a bien observé que, au début, Antonin éprouvait une certaine hésitation face aux petits wagons de la chenille, mais qu’il avait décidé, le cœur battant, de passer outre sa crainte de la grande descente. C’est une chenille pour enfants, malheureusement assez laide de l’extérieur, mais il la prend au sérieux et, après plusieurs passages, il se sent à l’aise. La grande descente ne lui fait plus peur, bien au contraire ! Il rit et lève les bras, il connaît les virages, le « toc-toc » des petites roues sur les joints des rails, la musique et les annonces… Il fait toujours trois tours avant d’aller ailleurs, puis revient pour trois autres tours.
Pauline répète Médée de Sénèque au théâtre municipal, juste à côté. Cette proximité est bien pratique, car Pauline peut allaiter Benjamin pendant les pauses. Je m’occupe de nos deux fils, mais les matinées paraissent trop longues à Antonin ; il est impatient qu’il soit 14 heures et que les attractions de la fête foraine ouvrent, l’une après l’autre.
Nous sommes toujours les premiers clients de la journée. Il n’y a presque aucun enfant à cette heure en semaine. Antonin est généralement seul dans la chenille, mais j’observe qu’il change de place à chaque tour, alors que je sais que le siège dans le wagon de tête est son préféré. Par curiosité, je lui demande s’il a une raison particulière de changer ainsi de place à chaque tour. « Oui, répond-il, je partage la meilleure place avec les autres, ils ont aussi envie d’être devant ! » L’altruisme – autre disposition universelle – est si naturel à l’enfant respecté qu’il en applique les principes même en l’absence d’autrui.
Plusieurs fois, nous sommes passés devant le stand, immense, du labyrinthe de verre. Se glisser prudemment entre les parois transparentes, trouver le bon chemin, ne pas se cogner, parcourir cet espace claustrophobe… rien de cela ne m’a jamais attiré, alors qu’Antonin manifeste immédiatement le désir d’essayer. C’est à moi qu’il faut du temps pour me familiariser avec cette idée, mais Antonin accepte mon hésitation. Il accepte de continuer notre chemin vers d’autres attractions. Cependant, il y revient toujours, avec conviction et patience. « On y va, maintenant ? »
Et le voilà qui franchit les plaques mobiles surplombant la rivière qui mène à l’entrée du labyrinthe. Nous pensions, lui et moi, qu’il n’y avait que le labyrinthe, mais nous constatons qu’il y a plus, il y a même plusieurs étages au-dessus… Sérieux, concentré, avide d’aventure, il va de l’avant. Ce labyrinthe va illustrer de manière spectaculaire les effets de l’enthousiasme. Antonin prend son temps dans le labyrinthe. Il revient plusieurs fois sur ses pas, sans s’impatienter. Puis il s’associe à trois autres enfants, arrivés entre-temps, car il sent instinctivement qu’ils seront plus forts ensemble. J’observe la scène de l’extérieur, tandis que Benjamin s’endort dans mes bras. Une fois qu’Antonin et ses compagnons ont trouvé la sortie du labyrinthe, les autres enfants font la course dans l’escalier et se dispersent. Antonin, prudemment, explore l’inconnu. Il faut franchir des plaques vibrantes, des tunnels pleins de courant d’air, des murs de fumée, marcher sur une corde tendue très haut dans le vide. Bien évidemment, c’est davantage un pont sécurisé qu’une corde. Il y a des filets de part et d’autre, mais malgré l’assurance de ne pas tomber, c’est un acte courageux, car l’instinct pousse à éviter ce genre de situation. « J’avais un peu le vertige, dira Antonin plus tard, mais j’avais vu les autres passer… »
Il reste deux étapes à franchir, il est déjà au troisième étage. La première est une passerelle dont le sol est fait de petits rouleaux. Antonin y fait deux pas, glisse et dérape, manque de tomber, rétablit l’équilibre au dernier moment, revient sur ses pas en s’accrochant à un bout de rampe. Il reprend son souffle sur la plateforme qui précède, examine la situation. Il n’a pas vraiment peur, il veut comprendre. Je le vois réfléchir. Je vois son enthousiasme enjoué le pousser en avant. Il prend encore le temps d’observer une personne adulte hésiter, faire un pas, revenir. Puis, un enfant « initié » les dépasse et prend son élan avant les billes pour franchir l’obstacle bien droit, les pieds à plat, d’un seul trait. Alors, Antonin le suit et saute de joie une fois de l’autre côté, il regarde vers le bas pour s’assurer que je l’ai vu, il crie, il rit, puis court vers la dernière épreuve. Une sorte de tunnel tournant à grand bruit sur lui-même et garni d’une passerelle mobile et oscillante. Antonin y met un pied, mais renonce immédiatement. À nouveau, il hésite et observe. Cette fois, cela lui semble infranchissable. Je le vois sautiller, revenir sur ses pas. D’en haut, il me jette un regard. Je lui crie : « Je crois que tu peux y aller sans crainte, c’est fait pour ça ! »
Alors, se manifeste l’effet de la confiance. Il me fait confiance, il sait que je ne le laisserais jamais aller vers une aventure dangereuse. Il se sent rassuré, assuré, et cela libère son courage, cette force innée qui nous amène à dépasser, par enthousiasme, nos propres limites. Le voilà de l’autre côté, débordant d’allégresse, un peu courbatu, transformé, dévalant l’escalier quatre à quatre pour sortir. « Tu as vu, tu as vu Papa ?! », dit-il en courant vers moi. Il est grandi, changé, plongé dans un bain d’hormones et de joie.
Inutile de nous motiver, de nous pousser, de nous menacer, de nous donner des ordres. C’est l’enthousiasme qui, toujours, engendre le dépassement de soi le plus herculéen et le plus durable.
🌟 Et si l’enthousiasme était la clé de tout ? Dans ce livre lumineux, André Stern explore l’enthousiasme, ce moteur inné que nous portons tous en nous depuis la naissance. Contrairement à une vision figée de l’intelligence dictée par les gènes, l’auteur met en lumière le rôle transformateur de l’épigénétique et de nos expériences. Le cerveau humain, explique-t-il, ne se développe pas comme un muscle, mais grâce à une stimulation émotionnelle intense – autrement dit, par l’enthousiasme.
Dès l’enfance, ce feu sacré s’active à chaque découverte. Un enfant n’a pas besoin d’apprendre la tolérance ou d’être forcé à travailler : il s’enthousiasme naturellement pour ce qui l’entoure, des chiffres d’une plaque d’immatriculation aux lettres sur un panneau. Ce cocktail d’émotions génère des substances neuroplastiques qui renforcent les réseaux neuronaux. L’enthousiasme n’est pas un luxe réservé à l’enfance. À 85 ans, vous pourriez apprendre le chinois en six mois… si vous étiez passionné !
Stern déconstruit également l’idée que l’autonomie résulte de la séparation. En réalité, un attachement profond à une figure aimante nourrit la confiance nécessaire pour explorer le monde. Jouer, pour un enfant, n’est pas une distraction : c’est une immersion totale dans un monde où imaginaire et réalité se confondent, libérant une créativité illimitée.
Enfin, ce livre rappelle que nous ne perdons jamais notre capacité à être enthousiastes. Nous avons simplement oublié de l’entretenir. Stern nous invite à redécouvrir ce trésor, à transformer notre quotidien et à retrouver l’émerveillement dans chaque petite chose. ❤️
Un livre à lire absolument pour réveiller l’enfant curieux et joyeux en chacun de nous !
Vous trouverez ce livre sur le site Place des Libraires en identifiant une librairie près de chez vous, ou sur le site de la FNAC.
Les extraits que je vous partage sont ceux qui m’ont parlé lors de la lecture du livre.
Aussi, je vous encourage à acheter ce livre car vous y trouverez sûrement d’autres parties qui vous inspireront.