L’océan des potentiels
Dans un monde où ce qui est « scientifiquement prouvé » a plus de poids que tout le reste – y compris nos propres sensations –, il est bienheureux que ce soit la science académique qui explore, depuis peu, des champs jusqu’à présent attribués à l’ésotérisme ou au New Age. L’époque de la subdivision en une multitude de spécialités compartimentées semble révolue. Les scientifiques s’accordent désormais à constater que tout est relié, que nous dépendons non seulement les uns des autres, mais également d’un grand tout. Chaque nouvelle découverte va dans ce sens, alors que jusqu’à présent, toutes les recherches, toutes les observations, toutes les preuves convergeaient pour donner du monde l’image d’une jungle où régnaient la lutte pour la survie, la compétition et la rivalité – non seulement de toutes les espèces les unes envers les autres, mais également des individus d’une même espèce envers leurs congénères. Survival of the fittest, seuls les plus forts prospèrent. Les grands animaux mangent les petits, les grands arbres étouffent les autres. Et notre conduite se coulait parfaitement dans ce moule, y trouvant une pleine justification.
Mais voilà que l’on constate que les grands arbres nourrissent, par leurs racines, les petits et apportent des nutriments à leurs semblables lorsque l’un d’entre eux est en danger. Ou que les bactéries du fromage, loin de se livrer la guerre que l’on avait imaginée, s’allient et pratiquent des échanges de gènes entre espèces pour faciliter l’acquisition du fer, si précieux pour elles et si rare dans le lait !
Quel soulagement de pouvoir nous libérer des anciens points de vue ! De pouvoir raviver une autre de nos grandes convictions d’enfance : la certitude que ce sont précisément nos diversités qui, réunies, assurent notre enrichissement mutuel. Toi, toi, toi et moi, ensemble, pouvons atteindre ce qui resterait hors de portée si nous restions seuls (voire en lutte les uns contre les autres). Toi, tu sais bien lire, et toi, courir très vite : si j’ai besoin de l’aide de quelqu’un qui lit, je viendrai vers toi, et s’il me faut celle de quelqu’un qui court très vite, c’est vers toi que je me tournerai. Et si tous deux, vous cherchez quelqu’un qui répare tout, vous viendrez vers moi. Il me faut un « grand » pour atteindre les assiettes en haut de l’armoire, mais pour aller chercher les lunettes tombées sous le lit, je suis, à mon tour, la bonne personne.
Ce soulagement, ce changement de perspective, concerne également notre vision de l’enfance. Jusqu’ici, nous la voyions comme un stade primitif, un balbutiement, la promesse d’un parcours commençant par un « stade zéro » et aboutissant, avec le secours de l’éducation et grâce à de substantiels efforts, à un stade ultime, la « version plus » : l’adulte. Cela nous permettait un certain positionnement face à l’enfant, le plaçant dans une position de dominé et nous mettant dans celle d’un dominant plus ou moins bienveillant.
Nous étions donc persuadés de nous bonifier avec le temps, comme un bon vin, gagnant, au fil des années, en capacités et en compétences : nous découvrons aujourd’hui avec stupeur qu’il n’en est rien, que c’est même plutôt l’inverse. Nous venons au monde en tant que véritables bombes de potentiels : un enfant peut tout apprendre et tout devenir, car nos programmes génétiques ne savent ni où, ni quand nous viendrons au monde (cela pourrait aussi bien être il y a deux mille ans sur la banquise que dans deux cents ans au milieu d’un désert européen). Ces derniers ont donc trouvé une solution parfaite : nous rendre capables de nous adapter à n’importe quel environnement. Pour ce faire, ils mettent en nous l’ensemble des potentiels humains. Par exemple, la bouche d’un nourrisson possède la capacité de prononcer tous les phonèmes de toutes les langues du monde. Bien sûr, le développement de la parole « élague » très vite les sons absents de la langue maternelle entourant l’enfant, tout comme la capacité à reconnaître plusieurs centaines de nuances de vert, indispensable à la survie dans la forêt vierge, s’efface dans nos contrées, où elle n’est pas sollicitée, au profit de potentiels qui, ici, sont indispensables à notre survie.
C’est ainsi que nous vivons, pendant les premiers mois de notre existence, une hémorragie effrénée de presque tous les potentiels qui étaient les nôtres à la naissance. Et l’adulte qui se tient face à l’enfant, loin d’être la version « plus », se trouve être plutôt la version « bonsaï ». Nous devenons l’ombre de ce que nous aurions pu devenir.
Qui sont les gardiens de notre océan de potentiels ? Qui sont ceux qui tiennent, encore, entre leurs mains l’ensemble de ce que l’humain peut devenir et peut apprendre ? La réponse est aussi simple qu’inattendue, une évidence toute neuve : les gardiens de nos potentiels sont nos enfants.
Benjamin, un an et demi, se promène partout au niveau inférieur d’un Palais des Congrès animé. J’aime le suivre, regarder sa petite nuque sur laquelle frémissent ses boucles brunes, comme de petites roses sur une treille. Je ne suis pas le seul à être charmé, pratiquement chaque personne présente lui sourit, joue avec lui au travers des trous du dossier d’une chaise ou lui répond quand il l’interpelle de sa voix flûtée et aimable. Chaque enfant qui se promène dans le vaste monde ouvre le cœur de ceux qu’il rencontre.
Au détour d’une allée, Benjamin découvre le large escalier qui mène aux étages supérieurs. Une volée de quinze marches, lui arrivant toutes au-dessus du genou, se dresse devant lui. Reportez ces proportions sur vous-même, imaginez-vous face à des marches de cette hauteur : elles deviennent un obstacle majeur. Mais, comme tout enfant qu’un enthousiasme a saisi, il n’a qu’une hâte, qu’une impulsion : monter cet escalier. D’abord à quatre pattes, car les marches sont vraiment hautes ; il s’aide des mains, du ventre et même du menton. Le voilà arrivé au premier palier, avec une vigueur de danseur.
Là, il aperçoit immédiatement la volée suivante et il décide de la gravir debout, en me donnant la main. Toujours la même vigueur, le même élan que rien n’arrête. Nous voici arrivés au second palier, il part à la recherche de la suite de l’escalier, il a déjà observé qu’elle se situe derrière. Et nous voilà en train de monter les quinze marches suivantes.
C’est une histoire ordinaire. Beaucoup d’entre nous l’ont déjà vécue avec un enfant. Peut-être est-elle, au sein de ce livre, éclairée d’une manière nouvelle ? Benjamin, en faisant plein de petits bruits enthousiastes, va grimper six volées de quinze marches. Puis les redescendre. Et les remonter. Six fois en tout. 1 080 marches. Après cet exercice, je suis épuisé.
Minuscules et précieux enthousiasmes par Michèle Stern
Quand ma maman, Michèle Stern, arrive chez nous, Benjamin pousse toujours de petits cris suraigus pour exprimer la joie particulière qu’il en ressent, plusieurs fois par jour. Même si je ne l’exprime plus de la même manière, je reconnais et je partage ce qu’il ressent. Comme si Maman, toujours, apportait de bonnes nouvelles.
“Mimi ! Mimi ! Mimi !”
Cela commence ainsi, par un appel aigu impérieux, répété ; une alarme presque dramatique, une urgence de s’assurer la capture de Mimi qui vient d’entrer et, toujours, se glisse dans les petits jeux du très petit Benjamin. Il est dans son parc et, instantanément, il déploie son génie de la séduction. Il se laisse glisser entre les barreaux : je dois alors dire “Il est où, Benjamin ?” Il remonte : “Ah, le voilà !” Dix fois, vingt fois – éclats de rire composés comme ceux d’un acteur qui doit retenir son public. Et si un importun se présente, l’alarme retentit : “Mimi ! Mimi ! Mimi !”
Je suis là, Benjamin, tout entière à toi, pour que tu sois tout entier Benjamin, pour que tu assures ton existence dans le miroir de mon attention. C’est à cela que servent tous les jeux successifs que tu vas me proposer. Nous les connaissons tous les deux par cœur, c’est notre liturgie et ils sont consacrés. Les mots ne te sont pas nécessaires pour faire savoir que ce jeu est fini. Tu prends une boîte, je sais que je dois y jeter des objets que tu vas benner d’un coup ; alors tu devras scander l’étape d’un gros rire bien joué et tu me retendras la boîte. “Encore !” C’est ton mot, ton sésame, et moi je comprends que c’est cela ton plaisir : refaisons encore et encore, mais ensemble !
Moi, je te suis exactement, je ne propose jamais de diversion, enchantée d’obéir à ta nécessité.
Je suis à toi pour que tu sois toi !
🌟 Et si l’enthousiasme était la clé de tout ? Dans ce livre lumineux, André Stern explore l’enthousiasme, ce moteur inné que nous portons tous en nous depuis la naissance. Contrairement à une vision figée de l’intelligence dictée par les gènes, l’auteur met en lumière le rôle transformateur de l’épigénétique et de nos expériences. Le cerveau humain, explique-t-il, ne se développe pas comme un muscle, mais grâce à une stimulation émotionnelle intense – autrement dit, par l’enthousiasme.
Dès l’enfance, ce feu sacré s’active à chaque découverte. Un enfant n’a pas besoin d’apprendre la tolérance ou d’être forcé à travailler : il s’enthousiasme naturellement pour ce qui l’entoure, des chiffres d’une plaque d’immatriculation aux lettres sur un panneau. Ce cocktail d’émotions génère des substances neuroplastiques qui renforcent les réseaux neuronaux. L’enthousiasme n’est pas un luxe réservé à l’enfance. À 85 ans, vous pourriez apprendre le chinois en six mois… si vous étiez passionné !
Stern déconstruit également l’idée que l’autonomie résulte de la séparation. En réalité, un attachement profond à une figure aimante nourrit la confiance nécessaire pour explorer le monde. Jouer, pour un enfant, n’est pas une distraction : c’est une immersion totale dans un monde où imaginaire et réalité se confondent, libérant une créativité illimitée.
Enfin, ce livre rappelle que nous ne perdons jamais notre capacité à être enthousiastes. Nous avons simplement oublié de l’entretenir. Stern nous invite à redécouvrir ce trésor, à transformer notre quotidien et à retrouver l’émerveillement dans chaque petite chose. ❤️
Un livre à lire absolument pour réveiller l’enfant curieux et joyeux en chacun de nous !
Vous trouverez ce livre sur le site Place des Libraires en identifiant une librairie près de chez vous, ou sur le site de la FNAC.
Les extraits que je vous partage sont ceux qui m’ont parlé lors de la lecture du livre.
Aussi, je vous encourage à acheter ce livre car vous y trouverez sûrement d’autres parties qui vous inspireront.