Chapitre 21 – Leadership, leçon 5 : diriger les gens, pas les chiffres
Neutron Jack
La responsabilité de l’entreprise envers la société, écrivit un jour Milton Friedman, est « d’utiliser ses ressources et d’exercer des activités destinées à accroître ses bénéfices dans la mesure où elle respecte les règles du jeu ». Dix ans plus tard, cette formule devint le cri de ralliement d’un nouveau mouvement qui allait s’emparer de Wall Street et des milieux d’affaires américains. La primauté du client laissa place à celle de l’actionnaire, véritable « propriétaire » de l’entreprise (une définition intéressée souvent réfutée par les juristes). L’idée était qu’en se concentrant sur la valeur pour l’actionnaire, les entreprises feraient fonctionner l’économie et créeraient de la richesse et des emplois. Tout le monde y gagnerait. Mais ce n’est pas ce qui se passa. Par « tout le monde », il fallait comprendre « quelques-uns seulement ».
Quand on connaît l’histoire de la théorie de la valeur pour l’actionnaire, cela n’a rien d’étonnant. Les années 1940 avaient vu l’essor du « managérialisme », système qui assignait aux grandes entreprises américaines un objectif sociétal étendu. Pendant la plus grande partie du 20e siècle, les administrateurs des grandes sociétés cotées en Bourse se virent comme des gardiens et des mandataires chargés d’orienter les institutions dans des directions bonnes pour le public, qui trouverait chez elles des emplois stables, à vie. Ce système a bien fonctionné… jusqu’aux défis des années 1970. Parvenu à un pic en janvier 1973, le marché boursier américain entama deux ans d’un déclin presque continu, favorisé par différents événements.
La baisse commença avec la décision du président Richard Nixon d’abandonner l’étalon-or, qui conduisit entre autres à l’inflation, puis à l’embargo pétrolier arabe de 1973, suivi d’un quadruplement du cours du pétrole. Ajoutez-y le retentissement du Watergate et la guerre du Vietnam, et vous comprenez la stagnation de l’économie américaine. Le marché ne toucherait le fond qu’en décembre 1974, quatre mois après la démission de Nixon. L’indice Dow Jones atteignait alors un point bas de 577, en baisse de 45 % par rapport à sa valeur la plus haute atteinte moins de deux ans auparavant. Ainsi s’ouvrit une ère nouvelle dans laquelle le cours de Bourse d’une société avait peu de rapport avec ses résultats globaux.
Comme tout humain confronté à l’incertitude et à la confusion, les gens recherchèrent des réponses. Les administrateurs et les actionnaires des entreprises aspiraient à protéger leurs intérêts et à retrouver la croissance, tandis que les économistes tentaient de mettre au point un indicateur simple pour mesurer les résultats des entreprises. Ils le trouvèrent dans une théorie peu connue, la théorie de la valeur pour l’actionnaire (shareholder value theory).
Si l’idée générale a d’abord été proposée par Milton Friedman, elle a été diffusée en 1976 par deux universitaires – William Meckling, de l’University of Rochester, et Michael Jensen, de la Harvard Business School. C’était la réponse que tout le monde recherchait, une formule susceptible de résoudre les problèmes d’une économie américaine lasse du marasme et de la chute des profits.
En 2012, Lynn Stout, professeur à la Cornell Law School, rédigea un texte définitif sur le sujet, The Shareholder Value Myth. Elle y montre que la valeur pour l’actionnaire a tout de suite séduit deux groupes influents, à qui elle allait largement bénéficier : les prédateurs spécialistes des raids financiers et les PDG des entreprises. Ainsi s’imposa-t-elle. Les raiders comme Carl Icahn se mirent en quête d’affaires en difficulté (et il y en avait beaucoup à l’époque). Ils recherchaient d’ordinaire des sociétés dont les actions étaient sous-évaluées, les rachetaient puis obligeaient le conseil d’administration à réduire les charges, d’ordinaire en licenciant ou en cédant des pans de l’entreprise. Simultanément, la rémunération des dirigeants était rattachée directement aux performances boursières sous forme de primes et d’options d’achat d’actions (stock options) pour qu’ils aient financièrement intérêt à faire passer leurs priorités avant celles des clients et des salariés.
Pendant les années d’expansion des années 1980 et 1990, des titans tels que Jack Welch, alors PDG de General Electric (GE), et Roberto Goizueta, qui dirigeait Coca-Cola, montrèrent l’exemple en constituant des groupes visant à maximiser la valeur pour l’actionnaire. Et pendant un temps, cela sembla fonctionner – pour les actionnaires, en tout cas. Ces deux sociétés rapportèrent beaucoup d’argent à leurs actionnaires (et à leurs dirigeants). À l’époque « managérialiste » , les PDG recevaient généralement un gros salaire et une petite prime ; dans cette nouvelle ère, ils seraient payés en fonction du cours de l’action. Cette stratégie vit apparaître la première génération de patrons milliardaires, dirigeants de sociétés qu’ils n’avaient ni créées, ni introduites en Bourse. (Goizueta a été le premier cadre dirigeant américain à devenir milliardaire grâce aux actions qu’il détenait dans une société qu’il n’avait ni fondée, ni introduite en Bourse ; le second a été Steve Ballmer, ancien PDG de Microsoft.)
À la fin des années 1980, la valeur pour l’actionnaire était devenue un principe de gestion chez GE, dirigé par Welch depuis 1981. Chaque année, Welch limogeait ses 10 % moins bons managers, c’est-à-dire ceux dont les divisions avaient le moins contribué au cours de l’action de la société, tout en récompensant les 20 % les meilleurs par des options d’achat d’actions. Ce système de classement éliminatoire en vigueur pendant la plus grande partie de son mandat chez GE contribua à lui valoir le surnom péjoratif de « Neutron Jack ».
Welch, il est vrai, parvint à bâtir un groupe puissant qui rapporta beaucoup d’argent à ses actionnaires, et beaucoup d’entreprises considèrent encore la « manière Welch » comme la voie vers des bénéfices plus élevés. Du temps où il était aux manettes, le chiffre d’affaires de GE passa de 26,8 milliards de dollars à 130 milliards et sa capitalisation fut multipliée par trente. Au départ de Welch, GE était la première capitalisation mondiale.
Sans nul doute, ce que Welch a réussi est remarquable ; rares sont ceux qui ont obtenu des résultats approchants. Cependant, sa réussite paraît moins impressionnante si l’on compare les performances de GE à celles de l’indice S&P 500 sur la même période. La trajectoire de GE correspond à celle de la Bourse pendant la période où Welch a été au pouvoir. C’est comme s’émerveiller de voir les actions d’une compagnie pétrolière s’apprécier à un moment où les cours du pétrole augmentent. La marée montante soulève tous les bateaux. (Ce que n’a pas manqué d’observer Jeffrey Immelt, successeur de Welch en 2001, juste avant que la situation ne tourne au vinaigre. « N’importe qui aurait pu diriger une entreprise dans les années 1990 », déclara-t-il au Financial Times en 2009. « Un chien aurait pu diriger une entreprise. ») Il convient de souligner aussi que, pendant cette période, la moitié des bénéfices de GE vinrent non de son cœur de métier mais de sa branche financière, GE Capital.
Si l’on juge Welch à l’aune du leadership qui réussit en donnant la priorité au profit plutôt qu’au personnel, c’est bien lui le héros de Wall Street. Il a su développer avec brio des systèmes destinés à maximiser la valeur à court terme. Mais les entreprises d’exception sont celles dont le succès dure plus longtemps que les dirigeants, et les leaders d’exception sont ceux qui tiennent bon la barre dans les périodes difficiles. Et si l’on jugeait le leader non sur ce qu’il a fait quand il portait la torche mais sur ce qui se passe après qu’il l’a transmise à un autre ? Cette fois, Welch ne se classe pas si bien. Le legs d’un leader est dans les fondations qu’il laisse derrière lui et qui permettent à d’autres de continuer à faire progresser l’organisation par eux-mêmes. Il n’est pas dans le souvenir des temps meilleurs où l’ancien leader était là – ce qui n’est pas un legs mais une nostalgie. Les pères fondateurs des États-Unis ont laissé un legs solide parce qu’ils ont bâti les États-Unis de manière à ce qu’ils durent après eux. GE a été bâti pour maximiser les occasions du moment, un moment où les chiffres comptaient plus que les hommes. L’occasion n’était pas destinée à durer. Et elle n’a pas duré.
Quand les génies suprêmes s’en vont, ils emportent avec eux leurs compétences et leur inspiration, ont montré Jim Collins et Jerry Porras dans Bâties pour durer (First, 1996). Au contraire, quand un leader a l’humilité de répartir les pouvoirs, son entreprise dépend moins d’une seule personne, et elle est plus apte à survivre. Dans ce modèle, au lieu d’essayer de tout régenter et tout contrôler, les dirigeants consacrent leur énergie à former, développer et protéger leur personnel – à gérer le Cercle de sûreté – de sorte qu’il puisse commander et maîtriser toute situation lui-même. C’est la meilleure manière de protéger le legs du leader et de prolonger le succès de l’entreprise bien des années après son départ.
« Les équipes menées par un leader directif font mieux au début que celles menées par un leader délégatif », affirme Natalia Lorinkova, spécialiste du management et du leadership à Wayne State University. « Cependant, même si leurs résultats sont inférieurs au début, les secondes améliorent davantage leurs résultats dans le temps grâce à de meilleurs niveaux d’apprentissage du travail en équipe, de coordination, d’autonomie et de développement de modèles mentaux. » Autrement dit, les équipes obtenant de meilleurs résultats sont avantagées parce qu’elles ont le sentiment d’être en sécurité entre soi et d’avoir des dirigeants qui ont leur bien-être à cœur. Tout autre modèle revient simplement à parier que le génie qui viendra vaudra celui qui s’en va, quelle que puisse être la solidité du reste de l’entreprise.
Un tel pari accorde une importance démesurée au planning de succession, et fait peser sur lui un risque angoissant. Si le nouveau dirigeant ne tient pas les rênes aussi efficacement que son prédécesseur, il est douteux que beaucoup de ses collaborateurs se mettent en danger pour accomplir sa vision ; ils seront trop occupés à essayer de se protéger eux-mêmes contre les autres.
Dans certaines entreprises, les licenciements demeurent un événement si normal au premier trimestre ou au dernier trimestre, périodes où l’entreprise cherche à mettre ses comptes en ordre, que certains salariés adoptent des mesures extrêmes d’autoprotection. Dans une grande banque d’affaires, on m’a dit en confidence que, pendant la période précédant la publication des résultats annuels, on constate régulièrement une augmentation suspecte du nombre de plaintes internes pour harcèlement, discrimination ou protection des lanceurs d’alerte. Aucune raison évidente ne justifie qu’il y ait une saison des plaintes – on s’attendrait à ce qu’elles soient également réparties tout au long de l’année. Et rien n’explique la simultanéité du harcèlement, de la discrimination et de la protection des lanceurs d’alerte.
Il s’avère que les plaintes internes deviennent plus nombreuses juste au moment où certaines entreprises commencent à se pencher sur leur bilan de fin d’année et à préparer des licenciements pour tenir leurs prévisions. Il se pourrait que certains salariés présentent des plaintes en fin d’année dans l’espoir de protéger leurs primes et leur emploi. Ce n’est pas le genre de culture qui incite les gens à donner leur sang, leur sueur et leurs larmes pour leur entreprise, pour le dirigeant de celle-ci ou pour leurs collègues. Dans une telle culture, on doit surveiller ses arrières… et c’est ce qu’ils font.
Dans les années 1980, Welch et d’autres ont été les pionniers de l’utilisation du personnel comme une ressource jetable au bénéfice des actionnaires. Depuis lors, il est devenu de plus en plus commun de licencier pour gonfler le résultat net. Il est aujourd’hui considéré comme une mesure de gestion normale de se débarrasser des gens, quitte à briser leur carrière, dans le simple but d’équilibrer les comptes d’un trimestre ou d’un exercice. Si des carrières doivent être brisées, on s’attendrait à ce que ce soit pour négligence ou incompétence, ou en dernier ressort pour sauver l’entreprise. Mais dans le capitalisme version 21e siècle, l’idée que le monde du travail est une méritocratie semble fausse. Dans bien des cas, peu importe qu’on ait travaillé dur : si l’entreprise est légèrement dans le rouge, il faut licencier. Pas d’états d’âme, c’est juste le business. Imagineriez-vous d’abandonner l’un de vos enfants parce que vous avez gagné moins d’argent que prévu l’an dernier ? Songez comment réagiraient vos rejetons. Pourtant, cela arrive trop souvent dans les entreprises d’aujourd’hui.
Au milieu des années 1990, la transformation était complète. Priorité à l’actionnaire, tel était désormais le mot d’ordre dans le monde des affaires américain. De nouveaux problèmes en ont résulté. Dans des cultures trop riches en cortisol et où les comportements sont régis par des niveaux déséquilibrés de dopamine, l’empathie est désormais limitée et l’égoïsme est une motivation dominante. Ainsi commença-t-on à voir se répandre les manipulations des cours de Bourse, les inégalités de salaire massives et les fraudes comptables. Ce mouvement dure encore.
Il semble raisonnable que les leaders des entreprises travaillent dur pour protéger les intérêts des propriétaires des entreprises. Mais les arguments ne manquent pas pour dire que propriétaire n’est pas synonyme d’actionnaire. Selon le professeur Stout, Friedman, héros du capitalisme moderne, était tout simplement dans l’erreur. L’idée que les actionnaires sont propriétaires des sociétés est mal fondée juridiquement. Les actionnaires ne possèdent que des actions, qui sont des représentations abstraites. En droit, les sociétés se possèdent elles-mêmes. Et puisque les actionnaires ne sont pas leurs vrais propriétaires, rien ne les oblige juridiquement à maximiser le cours de leurs actions, comme beaucoup l’ont prétendu.
Lynn Stout pousse ce raisonnement plus loin encore en soutenant que la maximisation de la valeur pour l’actionnaire a fait long feu. Elle a gonflé les poches de l’élite des affaires, certes, mais à presque tous autres égards elle a été néfaste pour l’économie et pour les entreprises elles-mêmes. Les salariés sont obligés de travailler dans une atmosphère où le résultat immédiat prend le pas sur tout le reste et où le bien-être du personnel passe presque toujours en second. Ce qui, empiriquement, a des conséquences adverses pour l’entreprise. Et contrairement à ce qui a été dit, maximiser la valeur pour l’actionnaire n’a rien apporté, ou pas grand-chose, aux actionnaires individuels. Selon une étude de Roger Martin, doyen de la Rotman School of Management, les actionnaires qui ont investi dans le S&P 500 au cours des années antérieures à 1976 ont bénéficié d’un rendement annuel composé réel moyen de 7,5 %. Après 1976, dit-il, le pourcentage est tombé à 6,5 %, et il a encore reculé depuis 2000.
« Des observations de plus en plus nombreuses montrent que les entreprises qui parviennent le mieux à maximiser la valeur pour l’actionnaire dans la durée sont celles qui poursuivent d’autres buts que la maximisation de cette valeur », assuraient ainsi Justin Fox et Jay Lorsch en 2012. « Salariés et clients ont souvent une meilleure connaissance des entreprises que leurs actionnaires, et leur sont plus durablement attachés. » Voyez le cas de British Petroleum (BP). Il est extrême, j’en conviens, mais il souligne ce qui se passe quand des gens ignorent l’effet de leur comportement sur autrui.
Boom et boum
La valeur pour l’actionnaire s’est imposée soudain dans l’actualité le soir du 20 avril 2010. Ce jour-là, une explosion à bord de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon tua onze travailleurs et provoqua une fuite de cinq millions de barils de pétrole brut noir et poisseux dans le golfe du Mexique – un désastre écologique et financier dont la réparation allait demander bien plus que les cinq mois nécessaires pour boucher le puits.
Comment une catastrophe aux proportions aussi énormes a-t-elle pu se produire ? Les accidents sont le fruit normal des négligences ou des erreurs humaines. Et des erreurs, nous en commettons tous. Mais pour que tant de gens disent plus tard que cet accident était inévitable, il a fallu davantage qu’une erreur isolée. Il s’avère que BP, depuis longtemps, s’autorisait des impasses sur la sécurité afin de respecter ses calendriers et ses budgets. Après une explosion qui avait fait quinze victimes à la raffinerie BP de Texas City en 2005, la compagnie avait admis de mauvaise grâce avoir renoncé à certaines procédures de sécurité pour contenir ses coûts. Au cours des trois années précédant l’explosion de Deepwater, BP avait commis 760 infractions à la sécurité « flagrantes et délibérées », selon les rapports de l’OSHA. Au cours de la même période, Sunoco et ConocoPhillips en avaient commis huit chacun et Exxon une seule. Quelques semaines seulement avant l’explosion, une enquête effectuée auprès des travailleurs de Deepwater, tous salariés de BP ou de Transocean, propriétaire de la plate-forme, révélait un sentiment général d’insécurité totale de l’installation. Les faits étaient là, sous les yeux des propriétaires, mais ceux-ci ne les voyaient pas. Aveuglés par l’effet de la dopamine, ils étaient tout bonnement incapables de discerner les avertissements.
Au printemps 2005, le projet Deepwater Horizon avait déjà plus de six semaines de retard sur son calendrier et dépassait son budget de 58 millions de dollars. L’entreprise était en proie à une pression énorme. Chaque jour de retard supplémentaire coûtait 1 million de dollars. Au bout du compte, BP allait plaider coupable de onze délits et faire face à un million de plaintes de victimes. La société a déjà versé 713 millions de dollars à la Louisiane, à l’Alabama, à la Floride et au Texas au titre de leurs pertes fiscales. Elle estime que les dédommagements lui coûteront au total 7,8 milliards de dollars, s’ajoutant à 17,6 milliards de dollars d’amendes pour infractions environnementales.
Ces amendes, à elles seules, ont coûté à BP plus cher que douze années de retard sur son programme. Comme le note le professeur Stout, la compagnie aurait bien mieux servi ses actionnaires en retardant d’une année l’exploitation du forage afin de prendre les mesures de sécurité appropriées. Dans les semaines précédant la fuite de pétrole, les actions BP valaient 59,88 dollars ; le 21 juin, alors que la fuite entrait dans son troisième mois, leur cours était tombé à 27,02 dollars. Près de trois ans plus tard, en février 2013, elles n’avaient pas encore récupéré et se négociaient à environ 40 dollars. Tous les détenteurs d’actions BP ont perdu de l’argent, et toute l’industrie pétrolière a été affectée par la négligence de la compagnie.
Selon des représentants de l’industrie, l’interdiction des forages dans le golfe du Mexique et l’allongement des délais d’obtention des permis d’exploitation de pétrole et de gaz naturel offshore ont fait perdre aux États-Unis plus de 24 milliards de dollars d’investissements. (La même étude, réalisée à la demande de l’American Petroleum Industry, estime que la fuite a coûté aux États-Unis 72 000 emplois en 2010 et 90 000 en 2011.) Sans parler des conséquences pour les actionnaires qui, soucieux de diversifier leur patrimoine, détenaient d’autres biens dans la région du golfe du Mexique ou possédaient des actions de sociétés liées au tourisme (restaurants, bâtiment, plaisance…). Si le but principal de BP était de procurer à ses actionnaires la valeur qu’ils espéraient, on peut s’étonner que ses critiques les plus sévères, les plus demandeuses de contrôles renforcés, n’aient pas été les compagnies pétrolières elles-mêmes.
La prééminence croissante des actionnaires et le recours excessif à des incitations externes liées à la dopamine, moteur de cette prééminence, ont habitué les dirigeants à penser à court terme, ce qui n’est pas surprenant si l’on songe qu’un PDG occupe son poste en moyenne pendant cinq ans. Voyez GE : comme beaucoup des puissantes compagnies financières des années 1980 et 1990, le groupe n’était pas bâti pour des temps difficiles. Ni Enron. Ni Worldcom. Ni Tyco. Ces sociétés avaient aussi autre chose en commun : toutes avaient pour PDG un champion de la valeur pour l’actionnaire immédiate qui gérait les êtres humains comme des nombres sur une feuille de calcul. Mais les nombres ne sauvent personne quand les temps sont durs. Le secours vient des humains.
Welch lui-même a fini par dire que privilégier la valeur pour l’actionnaire était « la plus sotte idée du monde », assurant aujourd’hui encore qu’il l’a toujours considérée comme un résultat et non comme une stratégie. L’intérêt des entreprises pour la valeur pour l’actionnaire était « déplacé, dit-il. Vos principaux publics sont vos salariés, vos clients et vos produits. » (Quelques jours après cette déclaration, en 2009, huit ans après son départ en retraite, Standard & Poor’s retirera à GE la notation de crédit AAA qui le désignait comme l’un des meilleurs emprunteurs des États-Unis.)
Mal interprétée, la priorité à l’actionnaire a fait naître chez les sociétés cotées en Bourse, grandes ou petites, des cultures où quasiment aucun salarié ne se sent protégé par ses dirigeants. Trop de PDG préfèrent apparemment esquiver le dur travail qu’est un vrai leadership. L’œil braqué sur les résultats à court terme, les cadres dirigeants sont incapables d’inspirer vraiment les travailleurs. Les priorités de Wall Street conservent une emprise déraisonnable sur les dirigeants et, par extension, sur toute la culture de leur entreprise. Leurs collaborateurs craignent de perdre leur emploi si le cours de l’action baisse. Et un tel sentiment déclenche dans notre cerveau humain primitif des instincts de survie. Quand, en l’absence de Cercle de sûreté, on n’a le choix qu’entre combattre ou s’enfuir, la meilleure stratégie est de tuer pour ne pas être renvoyé. Quand l’incertitude et l’insécurité règnent, il est presque impossible de créer des relations et de la confiance à une large échelle. Dans de telles circonstances, notre travail est affecté, la culture est affectée, toute l’organisation est affectée…
Mais n’allons pas trop vite. Il est important aussi de noter que nous, actionnaires, nous sommes tout aussi portés à faire passer le profit avant les gens. Au temps de la bulle des dot-coms, nous investissions suivant les tuyaux confiés par nos amis. Nous négligions volontiers les études financières. Poussés par la dopamine à rechercher une fortune rapide, nous nous précipitions sur les opportunités sans prendre le temps d’examiner tous les faits. Pis, dans la crainte de manquer une occasion, il nous arrivait de faire aveuglément confiance à ce qu’on nous disait, quelle qu’en fût la source. Inutile d’essayer de nous défausser sur Welch, BP ou la théorie de la valeur pour l’actionnaire : en quête de gains rapides, nous nous sommes montrés tout aussi irresponsables.
Le leadership du peuple
La personnalité et les valeurs du dirigeant influencent étroitement les performances de l’entreprise. Et elles donnent le ton à sa culture. Welch, auteur de cinq livres sur le leadership tous ornés de son portrait en couverture, aimait sa célébrité… et la culture de son entreprise suivait. Dans le GE de Jack Welch, on dressait les gens les uns contre les autres. On les poussait à faire tout leur possible pour se mettre en valeur. On donnait la priorité à l’excitation de la réussite apportée par la dopamine, additionnée d’un égocentrisme dû à la sérotonine. L’essentiel était d’être le numéro un. Au diable la doucereuse ocytocine.
James Sinegal est différent. Il dirigeait son entreprise complètement à l’inverse de Jack Welch. Très peu de gens le connaissent. Il ne colle pas son portrait partout et préfère que les compliments aillent à ses collaborateurs plutôt qu’à lui-même. Cofondateur du distributeur Costco, il a dirigé l’entreprise de 1983 jusqu’à son départ en retraite en janvier 2012. Contrairement à Welch, il était partisan d’une culture équilibrée, dans laquelle la priorité était de veiller sur les gens. Il savait que si sa société traitait ses salariés comme une famille, ils le lui rendraient sous forme de confiance et de loyauté. Il rejetait l’idée répandue selon laquelle on ne peut réussir dans le commerce, surtout dans la distribution à bas prix, qu’en laminant les salaires et les avantages sociaux. Sa volonté de donner la priorité au personnel a permis la naissance d’une culture où les substances chimiques sociales peuvent remplir leur mission initiale. Ce qui, réciproquement, permet le développement de la confiance et de la coopération. On félicite les salariés quand ils imaginent des solutions et de meilleures manières de travailler. Ils veillent les uns sur les autres au lieu d’entrer en compétition.
Nombre d’analystes de Wall Street y ont vu motif à critiquer Sinegal et son successeur, Craig Jelinek. En 2005, quand Sinegal a refusé d’augmenter le pourcentage des cotisations de santé prises en charge par les salariés, Emme Kozloff, analyste chez Sanford C. Bernstein & Co., lui a reproché d’être « trop bienveillant » (ce qui n’a probablement pas déplu à l’intéressé). L’un des facteurs qui font de PDG comme Sinegal des leaders et non de simples dirigeants sans volonté propre est qu’ils ignorent les préconisations non altruistes de personnes extérieures à l’entreprise.
GE et Costco
On ne s’étonnera probablement pas, à ce stade, que l’empathie de leaders comme Sinegal envers leur personnel favorise en réalité les affaires de leur entreprise. Si vous aviez souscrit des actions GE et Costco en janvier 1986 – juste après l’introduction en Bourse de Costco et quelques années seulement après la nomination de Welch à la tête de GE – votre investissement chez GE aurait été en plus-value de 600 % au mois d’octobre 2013, ce qui correspond à peu près à la moyenne du S&P. Dans le même temps, vos actions Costco auraient progressé de 1 200 %. Sans doute GE a-t-il atteint un pic de 1 600 % par rapport à l’investissement d’origine, mais son cours a évolué en montagnes russes et rien ne dit que vous auriez su vendre juste avant la baisse. Avec Costco, en revanche, vous auriez bénéficié d’une hausse relativement régulière, bien assise, même en période de difficultés économiques. Cela confirme une nouvelle fois les travaux de Natalia Lorinkova : déconcentrer le pouvoir n’est peut-être pas si bon dans l’immédiat mais s’avère bien meilleur à plus long terme. Le bon leadership est comme la gymnastique. Les progrès ne sont pas visibles du jour au lendemain. Le miroir vous renvoie l’image du même corps que la veille et vous pourriez penser que vos efforts ont été vains. Mais comparez des photos à plusieurs semaines ou plusieurs mois de distance et vous constaterez une nette différence. L’effet du leadership doit être jugé dans le temps.
À la différence de Welch, Sinegal, en cultivant un puissant Cercle de sûreté, a bâti une entreprise pour les bons comme pour les mauvais jours. Il l’a aussi bâtie de manière qu’elle lui survive, c’est pourquoi les profits de Costco ont continué à croître après son départ en retraite. Il est vrai que Costco a vu sa croissance ralentir dans les périodes économiques difficiles (son cours de Bourse a baissé au deuxième semestre 2008) et ses magasins n’ont pas tous rencontré le succès. Mais globalement, on constate une stabilité qu’on ne retrouve pas dans les entreprises dont le leadership obéit à l’excitation de la dopamine. Les performances donnent bon moral dans l’immédiat. Cependant, comme pour toutes les récompenses associées à la dopamine, ce sentiment ne dure pas. En revanche, quand la sérotonine et l’ocytocine demeurent équilibrées et qu’on privilégie le moral, les résultats suivent et ce puissant sentiment perdure. Quand les gens sont heureux de travailler dans l’entreprise, alors ils travaillent plus dur pour l’entreprise… et seulement dans cet ordre.
Costco a réussi parce qu’il considère ses salariés comme une famille, et non malgré cela. Costco est un endroit formidable où travailler et cela favorise en réalité les performances de l’entreprise. Autrement dit, ce qui est bon pour les salariés de Costco est réellement bon pour ses actionnaires. Aujourd’hui, Costco est le deuxième plus gros distributeur du pays, le septième du monde. Et il ne montre aucun signe de ralentissement. « Wall Street vise à faire de l’argent entre aujourd’hui et mardi prochain, disait un jour Sinegal. Nous cherchons à construire une organisation, une institution dont nous espérons qu’elle sera encore là dans cinquante ans. »
Malgré la récession commencée en 2008, l’entreprise affiche plus de 1 milliard de dollars de bénéfice annuel, tout en conservant les salaires les plus élevés du secteur de la distribution et en subventionnant une assurance-santé pour près de 90 % de ses salariés. Costco paie ses salariés en moyenne 20 dollars de l’heure (alors que le minimum fédéral n’est que de 7,25 dollars l’heure) ; à titre de comparaison, les salariés à plein temps de Walmart aux États-Unis gagnent à peu près 13 dollars de l’heure en moyenne, et seule la moitié d’entre eux bénéficient d’une assurance-santé.
Et ce n’est pas tout. Alors que Walmart et d’autres grands distributeurs faisaient campagne contre l’augmentation du salaire minimum fédéral, les dirigeants de Costco la soutenaient activement. « Au lieu d’écraser les salaires, déclarait Jelinek en 2013, nous savons qu’il est bien plus profitable sur le long terme de fidéliser davantage les salariés et de maximiser leur productivité, leur motivation et leur loyauté. » Aux yeux des dirigeants de Costco, les entreprises devraient élargir leur Cercle de sûreté à l’ensemble de leurs salariés, y compris ceux situés tout en bas de l’échelle.
À l’automne 2009, le ralentissement de l’économie commença à affecter durement le secteur de la distribution, et Costco ne fut pas épargné. En avril 2009, la société annonça une baisse de 27 % de son chiffre d’affaires. Le secteur amorça une contraction et certaines chaînes annoncèrent des licenciements. Que fit Sinegal ? Il donna son accord à une augmentation de 1,50 dollar du salaire horaire moyen, étalée sur trois ans, raconte Richard Galanti, directeur financier du groupe. Imperturbable, il répétait qu’en période de récession, les salariés ont besoin d’une aide supplémentaire, et non l’inverse. « L’économie se porte mal, aurait-il dit à Galanti. À nous de trouver comment leur donner plus et non pas moins. » Ce qui ne signifie pas que Costco n’a jamais connu de licenciement : il y en eut. Début 2010, 160 salariés sur les 450 d’un tout nouveau magasin new-yorkais de l’est de Harlem furent congédiés pour cause de ventes décevantes. La différence entre Costco et des entreprises comme GE du temps de Welch est que Costco ne licencie qu’en dernier recours, alors que les autres en font une stratégie habituelle.
Cette attitude vaut à Costco un taux de rotation du personnel extraordinairement bas – moins de 10 % chez les salariés payés à l’heure. Tandis que les gens entrent chez Walmart parce qu’ils ont besoin de travailler, ils entrent chez Costco parce qu’ils veulent avoir un avenir et faire partie d’une équipe. La société préfère aussi promouvoir à ses postes de direction des personnes présentes depuis longtemps plutôt que des cadres recrutés à l’extérieur, et elle ne cherche presque jamais à recruter des diplômés d’écoles de commerce. Selon Bloomberg Businessweek, plus des deux tiers de ses gérants de magasin ont commencé comme caissier ou à un autre poste subalterne. C’est l’une des protections adoptées par les dirigeants de Costco pour assurer la pérennité du Cercle de sûreté qu’ils ont mis tant de temps à établir. Ceux qui en bénéficient restent pour maintenir sa solidité. Telle est la valeur de la loyauté.
Les clients n’aimeront une entreprise que si ses salariés l’aiment d’abord.
Les clients n’aimeront une entreprise que si ses salariés l’aiment d’abord. Une entreprise ne peut inviter ses clients à entrer aussi dans son cercle que lorsqu’une masse critique de salariés ont le sentiment que leurs dirigeants contribuent à les protéger des dangers extérieurs. Ce sont d’ordinaire les éléments situés aux marges, les fantassins, en quelque sorte, qui sont les plus exposés aux dangers externes. Ce sont eux aussi, en général, qui ont le plus de contacts avec les clients professionnels ou particuliers. S’ils se sentent protégés, ils feront de leur mieux pour servir les clients sans craindre les réactions de leurs dirigeants.
Il est évident que toute entreprise a pour but le profit, mais on aurait tort d’y voir la responsabilité première d’une entreprise. Les dirigeants qui voient le profit comme un carburant de leur culture dureront plus longtemps que leurs concurrents accros à la dopamine et imprégnés de cortisol.
Imagine un monde où la confiance règne, où chaque individu sait qu’il peut compter sur les autres, où la coopération n’est pas un vain mot mais une réalité palpable. C’est ce que ce livre nous invite à découvrir.
Dans un récit captivant, l’auteur nous plonge d’abord dans une nuit de combat en Afghanistan, où un pilote, Johnny Bravo, met sa vie en jeu pour protéger des soldats au sol. Pourquoi agit-il ainsi, sans y être obligé ? Parce qu’il sait qu’ils auraient fait la même chose pour lui. Ce sens du devoir, ancré dans l’empathie et le leadership, est au cœur de toute organisation qui fonctionne véritablement.
Puis, nous voici plongés dans l’univers d’une entreprise où les employés sont traités comme des numéros. Jusqu’au jour où un leader visionnaire, Bob Chapman, décide de tout changer. Plus de pointeuses, plus de barrières entre ouvriers et cadres, plus de méfiance. Résultat ? Une transformation spectaculaire où l’humain prend enfin la place qu’il mérite.
Le message est clair : nous sommes biologiquement programmés pour fonctionner en tribu, protégés par un Cercle de sûreté. Lorsque ce cercle existe, les salariés donnent le meilleur d’eux-mêmes, sans stress destructeur ni rivalité toxique. Les organisations qui l’ont compris prospèrent, tandis que les autres s’épuisent dans la peur et le contrôle.
Nous croyons parfois que la sécurité financière est plus importante que le bonheur au travail. Or, les études prouvent que le stress d’un mauvais emploi est plus nocif que le chômage. Être ignoré par son manager tue la motivation, alors qu’un simple mot d’encouragement peut tout changer.
L’auteur ne prône pas un idéalisme naïf : il s’appuie sur des faits, des chiffres et des exemples concrets. Il nous montre que les entreprises les plus performantes ne sont pas celles qui pressent leurs employés, mais celles qui les protègent. Que les grandes réussites ne viennent pas de la compétition acharnée, mais de la coopération et de la confiance mutuelle.
Dans un style fluide et percutant, ce livre bouleverse nos certitudes et nous pousse à voir le travail autrement. Que tu sois dirigeant, manager ou simple salarié, tu en ressortiras transformé. Prêt à bâtir une culture d’entreprise plus humaine, plus forte, et surtout plus pérenne. Car au final, nous ne travaillons pas pour une entreprise, mais pour les gens qui nous entourent.
Tu trouveras ce livre sur le site Place des Libraires en identifiant une librairie près de chez toi, ou sur le site de la FNAC.