Partie VII – Une société de toxicomanes
Chapitre 22 – Nous sommes le centre de tous nos problèmes
Les Lumières
Cas 1. Mme ____ a été mise à l’isolement le 7 mai à 17 heures après six heures de travail naturel. Le 9 à minuit (31 heures après sa mise à l’isolement), elle a été prise d’un tremblement sévère, alors qu’elle se sentait auparavant dans un état aussi satisfaisant qu’il est ordinaire dans ces circonstances. Elle est morte le 10.
Ce cas est typique de l’épidémie de fièvre puerpérale qui a balayé l’Europe et l’Amérique à la fin du 18e siècle et au début du 19e. Les décès dus aux complications d’accouchement n’étaient pas rares à l’époque : ils pouvaient concerner de 6 à 12 % des accouchées. Mais cette épidémie était bien pire. À son plus fort, la fièvre puerpérale a tué jusqu’à 70 à 80 % des nouvelles accouchées dans certains hôpitaux. Les symptômes, en particulier une fièvre et des douleurs abdominales, apparaissaient quelques jours après la naissance. Souvent, ils précédaient de peu le décès. L’épidémie était si grave que les Américains l’appelaient la « peste noire des accouchées ».
La gravité et la généralité de la maladie provoquèrent bien entendu une onde de choc au sein de la communauté médicale. Elles suscitèrent aussi une anxiété considérable chez les médecins de l’époque, qui auraient voulu convaincre le public qu’une hospitalisation dans leurs établissements était bien préférable aux soins à domicile, alors habituels. Heureusement, c’était l’époque des Lumières en Europe et en Amérique. Une nouvelle classe intellectuelle entendait réformer la société en remplaçant la foi et la tradition par la science et l’analyse rationnelle. Cette époque, dite aussi Ère de la raison, privilégiait les compétences et les faits empiriques.
Pour expliquer l’épidémie de fièvre puerpérale, les médecins « éclairés » de l’époque des Lumières échafaudèrent des théories complexes reposant sur leur expérience et leurs études personnelles. Ils avancèrent des idées parfois non moins complexes sur les moyens d’empêcher qu’elle ne s’étende. Malgré leurs bonnes intentions, malgré leur science et leurs observations, malgré les modèles complexes qu’ils avaient développés, ils passèrent à côté d’un facteur essentiel de l’épidémie : eux-mêmes.
Sincèrement désireux d’approfondir leurs connaissances et de trouver un remède au fléau, les chirurgiens les plus éclairés effectuaient couramment des autopsies le matin, à la recherche d’indices dans les cadavres, avant de s’occuper de leurs patientes l’après-midi. Mais la notion de microbes était encore mal comprise en ce temps-là, et ils omettaient souvent de bien se laver les mains et de stériliser leurs instruments. C’est seulement en 1843 qu’un médecin américain de Boston, le Dr Oliver Wendell Holmes, père du juge à la Cour suprême Oliver Wendell Holmes Jr., dans une étude publiée par le New England Quarterly Journal of Medicine and Surgery, envisagea une propagation de la maladie par les médecins eux-mêmes. Ces derniers, insista-t-il, avaient une obligation morale : purifier leurs instruments et brûler les vêtements qu’ils avaient portés lors de soins aux femmes contaminées.
D’abord passé presque inaperçu, ce texte suscita une controverse. Le Dr Holmes lui-même fut stigmatisé par beaucoup de ceux qu’il accusait de ravages involontaires. « Les médecins ne sont pas en cause, ce sont des gentlemen ! », écrivit un critique. Mais la masse d’observations collectées par Holmes n’était guère contestable. Plus nombreuses étaient les autopsies de femmes décédées de la maladie, plus nombreuses étaient les femmes contaminées. Certains des médecins effectuant les autopsies contractèrent eux-mêmes la maladie.
Après la parution de ce premier article, douze ans allaient pourtant s’écouler avant que la communauté médicale admette sa responsabilité et commence à utiliser des méthodes de stérilisation adéquates. Pour que la fièvre puerpérale soit presque éradiquée, il faudrait attendre que ceux qui entendaient apporter une solution reconnaissent que le problème tenait en partie à leur manière de travailler.
Le mal redoutable qui affecte la culture des affaires contemporaine présente une ressemblance troublante avec l’épidémie de fièvre puerpérale. Nous vivons une nouvelle ère des Lumières. Sauf qu’aujourd’hui, nos savants sont des hommes d’affaires et des économistes armés d’indicateurs, de moteurs de productivité, du Lean, de Six Sigma, de calculs de rendement des investissements et de données empiriques dont ils se servent pour guider leurs décisions. Les chiffres et les systèmes prolifèrent au point qu’il nous faut davantage de gestionnaires pour les gérer. Et de même qu’un arbre peut cacher la forêt, il nous arrive de ne pas voir qu’au-delà du système – ou de la ressource à gérer – se trouvent des gens qui font tout le travail. Plus l’échelle est large, plus les choses deviennent abstraites. Et plus les choses deviennent abstraites, plus nous nous reposons sur des chiffres pour les connaître. C’est parfaitement logique. Le fait que les conditions qui existaient avant chaque crise boursière (à l’exception de la crise pétrolière des années 1970) aient été à peu près identiques ne peut être une simple coïncidence. Comme le Dr Holmes, c’est en nous que nous devons rechercher des réponses.
Tous les gestionnaires d’indicateurs pourraient devenir des leaders de personnes
Le leadership consiste à prendre en charge des vies et non des chiffres. Les managers veillent sur nos chiffres et nos résultats, les leaders veillent sur nous. Tous les gestionnaires de chiffres pourraient devenir des leaders de personnes. De même que tous les médecins comprirent qu’ils devaient absolument stériliser leurs instruments, tous les leaders de toutes les organisations doivent accomplir les petits gestes nécessaires pour protéger leur personnel. Mais il leur faut d’abord admettre qu’ils se trouvent à la racine du problème.
Une très moderne addiction
La sensation était incroyable. On aurait dit de la magie. Tout sentiment de désespoir ou de malaise, toute gêne ou insécurité, toute crainte ou anxiété, même les sentiments d’intimidation face à certaines situations ou certaines personnes, tous s’étaient envolés. Il se sentait comme « réparé », disait-il. Il se sentait capable de tout. Il se sentait comme la personne qu’il désirait être. Ainsi Jon se sentait-il quand il buvait.
Certains appellent cela le « Dutch courage », l’audace alcoolisée. Le surcroît de confiance que nous apportent deux ou trois verres. Si un type dans un bar avec une paire d’amis croise le regard d’une personne qu’il trouve à son goût à l’autre bout de la pièce, il n’a qu’à faire quelques pas et se présenter. Or beaucoup d’hommes n’osent pas. Avec un verre ou deux, ils calment leurs nerfs et trouvent le courage de faire le premier pas.
À présent, multiplions par une quantité exponentielle l’anxiété et le courage nécessaires pour affronter le monde et nous commençons à comprendre la puissance et l’importance de l’alcool dans la vie de l’alcoolique. Grâce à la dopamine libérée par l’alcool, les sentiments de difficulté, de timidité, de crainte, d’anxiété et de paranoïa s’envolent. C’est en partie pour cela que l’alcoolisme est si difficile à maîtriser. Tous les problèmes qu’un alcoolique peut rencontrer – stress au travail, difficultés relationnelles, problèmes financiers et tous les sentiments d’infériorité – tous s’aggravent et deviennent plus difficiles à affronter dans la sobriété. « Les autres prennent un verre et rentrent chez eux, expliquait un alcoolique. Moi, il me faut un verre pour sortir de chez moi. »
Un grand nombre de victimes de l’alcoolisme ont commencé à boire dans l’adolescence. À cette époque de notre vie, nous éprouvons presque tous des sentiments d’insécurité et d’insuffisance. À cette époque charnière, nous cessons d’avoir besoin de l’approbation de nos parents et nous commençons à avoir besoin de celle de nos pairs – un besoin qui durera toute notre vie.
La conscience sociale et notre désir d’appartenance ou d’intégration font partie de notre développement anthropologique. Tous, nous désirons nous sentir bienvenus et appréciés dans un groupe. Se soucier de ce que les autres pensent de nous est une partie naturelle de notre socialisation, nécessaire pour notre survie dans une espèce qui vit en groupes (même si cela inquiète nos parents pendant nos années d’adolescence). Ajoutés à l’éveil de notre sexualité et aux changements de notre corps, l’anxiété sociale, le sentiment de confusion et le doute de soi peuvent devenir trop lourds pour de nombreux adolescents.
C’est pourquoi les parents, les enseignants, les amis et l’entourage sont là pour aider. Le dîner familial, l’équipe de sport, les passe-temps et les activités extrascolaires, en particulier, s’avèrent précieux. Les solides réseaux de soutien que nous bâtissons pendant cette période de fragilité nous apprennent que nous avons besoin des autres pour faire face et survivre. Mais certains adolescents découvrent par accident que les forces magiques de l’alcool peuvent bien plus vite apporter force et confiance. Si personne n’y met le holà, l’alcool peut servir de substitut au soutien des autres pendant cette période où l’on doute de soi. C’est important, car la manière dont nous apprenons à faire face à nos conflits et à nos anxiétés au cours de l’adolescence a toutes les chances de devenir notre manière d’y faire face durant toute notre vie adulte.
L’alcool, le tabac ou la boulimie sont des moyens très efficaces pour « décompresser ». On peut s’y adonner seul, sans l’aide ou le soutien de quiconque. Leur effet est immédiat ou presque. En d’autres termes, il ne faut pas beaucoup d’efforts pour obtenir le calme ou la détente grâce à l’alcool ou au tabac ; ils arrivent pratiquement aussitôt.
Le plaisir procuré par l’alcool, la nicotine ou l’alimentation vient de la dopamine. Celle-ci est la substance chimique émise lorsque nous accomplissons quelque chose ou que nous trouvons ce que nous recherchions. C’est l’un de nos stimulants internes qui nous incitent à rechercher de nourriture, à construire un abri, et plus généralement à accomplir des progrès en tant qu’espèce. Elle sert à nous entraîner constamment vers des comportements censés favoriser notre survie et à notre prospérité.
Mère Nature n’a pu imaginer ni nous préparer à une époque où des produits chimiques comme la nicotine et l’alcool nous permettraient de court-circuiter nos systèmes de récompense. La dopamine a été créée pour une époque où la nourriture était plus difficile à trouver. Notre corps n’a pas été créé pour un monde où il suffit de se servir quand on a envie de manger. La boulimie, le jeu, la boisson, le tabagisme sont tous, ostensiblement, des addictions à la dopamine. Ce sont des moyens d’obtenir aisément l’injection de dopamine que nous aimons et que nous désirons. Et si nous ne parvenons pas à le maîtriser, le désir de dopamine devient addiction. Arrive un point où une substance chimique destinée à nous aider à rester en vie nous pousse en fait vers des comportements à risque. C’est exactement ce qui se passe dans le monde des entreprises, où les programmes de stimulation engendrent des conditions propices à une nouvelle sorte d’addiction à la dopamine : nous sommes drogués à la performance.
Devenez accro à la dopamine. Vous l’avez mérité !
Nos ancêtres paléolithiques se sont préparés pour la chasse, pleins d’enthousiasme. Ils imaginent ce qu’ils vont faire et quelles récompenses ils en tireront, et cela leur vaut leur première dose de dopamine au moment du départ. L’un des chasseurs repère les traces du passage d’une gazelle : une autre dose de dopamine les incite à poursuivre la traque. Un second aperçoit une gazelle au loin : un surcroît de dopamine les incite à pister l’animal pendant des heures. Enfin, après un afflux d’adrénaline et d’excitation au moment de la curée, la dopamine envahit leur corps, leur conférant un énorme sentiment d’accomplissement. Ils se congratulent mutuellement et remercient leur bien-aimé leader ; la sérotonine court à présent dans leurs veines. Ils échangent bourrades et accolades, ils ressentent d’intenses liens de fraternité avec ceux qu’ils ont côtoyés dans la boue pendant ces quelques jours. L’ocytocine renforce ces liens. Les courageux chasseurs rapportent la viande à la tribu, qui leur dispense ses hommages et son respect : la sérotonine afflue à nouveau. Le reste du groupe a le sentiment qu’on veille sur elle, les risques pris pour elle par les chasseurs lui inspirent de la reconnaissance – tout le monde se sent bien et profite du festin collectif.
Dans le monde des entreprises contemporaines, comme nos prédécesseurs préhistoriques recherchant leur nourriture, nous recevons une dose de dopamine chaque fois que nous atteignons l’un des jalons menant à notre but. Hélas, à la différence de nos ancêtres, nous travaillons dans des contextes où les systèmes de récompense sont déséquilibrés. Les stimulants à la dopamine sont prédominants. Nos structures de motivation reposent presque entièrement sur la réalisation de buts donnant lieu à des récompenses financières. De plus, elles tendent d’ordinaire à récompenser les résultats individuels mesurés par la réalisation d’objectifs à court terme – un mois, un trimestre ou un an. Elles peuvent même dresser les collègues de travail les uns contre les autres et donc les inciter involontairement à des comportements qui nuisent au progrès du groupe dans son ensemble.
L’un de mes exemples favoris date de la période glorieuse d’America Online (AOL). La société distribuait libéralement des CD afin de recruter des abonnés. Le service chargé de ce travail était récompensé par des primes quand il atteignait ses objectifs d’abonnements. Ses tactiques étaient donc entièrement destinées à récolter des signatures. Il offrit 100 heures gratuites le premier mois, puis 250, puis 700 heures, même. Je me rappelle le jour où l’offre atteignit 1 000 heures gratuites, à utiliser au cours des premiers quarante-cinq jours (ce qui laissait 1,7 heure de sommeil par nuit à qui voulait profiter pleinement de la promotion). Cela fonctionnait. Toutes les tactiques employées par ce service tendaient vers un seul résultat : maximiser les primes obtenues. Cependant, la fidélisation des clients était confiée à un autre service. Lui aussi devait trouver des moyens de faire revenir tous les gens qui annulaient leur abonnement. Avec ce système dans lequel chaque service se préoccupait de ses propres critères sans se soucier de ceux des autres, ni même de ce qui était bon pour l’entreprise, les dirigeants d’AOL incitaient bel et bien leur personnel à trouver des moyens de coûter plus cher à leur entreprise.
Pour l’essentiel, les structures d’intéressement proposées à l’intérieur de nos entreprises ne récompensent ni la coopération, ni le partage des informations, ni l’entraide offerte ou demandée à travers l’entreprise. Autrement dit, les comportements et actions essentiels pour maintenir un Cercle de sûreté bénéficient de peu de renforcements positifs. Que cela soit intentionnel ou non, ils sont conçus de manière non seulement à autoriser l’addiction à la dopamine mais à la cultiver et l’encourager. Et comme toutes les addictions, celle-ci n’est pas sans conséquences. Notre jugement s’obscurcit, nous nous désintéressons davantage des gens de l’extérieur, l’égocentrisme s’installe. Obsédés par le désir d’obtenir une autre dose, nous n’admettons pas que quoi que ce soit ou qui que ce soit nous en empêche.
Imagine un monde où la confiance règne, où chaque individu sait qu’il peut compter sur les autres, où la coopération n’est pas un vain mot mais une réalité palpable. C’est ce que ce livre nous invite à découvrir.
Dans un récit captivant, l’auteur nous plonge d’abord dans une nuit de combat en Afghanistan, où un pilote, Johnny Bravo, met sa vie en jeu pour protéger des soldats au sol. Pourquoi agit-il ainsi, sans y être obligé ? Parce qu’il sait qu’ils auraient fait la même chose pour lui. Ce sens du devoir, ancré dans l’empathie et le leadership, est au cœur de toute organisation qui fonctionne véritablement.
Puis, nous voici plongés dans l’univers d’une entreprise où les employés sont traités comme des numéros. Jusqu’au jour où un leader visionnaire, Bob Chapman, décide de tout changer. Plus de pointeuses, plus de barrières entre ouvriers et cadres, plus de méfiance. Résultat ? Une transformation spectaculaire où l’humain prend enfin la place qu’il mérite.
Le message est clair : nous sommes biologiquement programmés pour fonctionner en tribu, protégés par un Cercle de sûreté. Lorsque ce cercle existe, les salariés donnent le meilleur d’eux-mêmes, sans stress destructeur ni rivalité toxique. Les organisations qui l’ont compris prospèrent, tandis que les autres s’épuisent dans la peur et le contrôle.
Nous croyons parfois que la sécurité financière est plus importante que le bonheur au travail. Or, les études prouvent que le stress d’un mauvais emploi est plus nocif que le chômage. Être ignoré par son manager tue la motivation, alors qu’un simple mot d’encouragement peut tout changer.
L’auteur ne prône pas un idéalisme naïf : il s’appuie sur des faits, des chiffres et des exemples concrets. Il nous montre que les entreprises les plus performantes ne sont pas celles qui pressent leurs employés, mais celles qui les protègent. Que les grandes réussites ne viennent pas de la compétition acharnée, mais de la coopération et de la confiance mutuelle.
Dans un style fluide et percutant, ce livre bouleverse nos certitudes et nous pousse à voir le travail autrement. Que tu sois dirigeant, manager ou simple salarié, tu en ressortiras transformé. Prêt à bâtir une culture d’entreprise plus humaine, plus forte, et surtout plus pérenne. Car au final, nous ne travaillons pas pour une entreprise, mais pour les gens qui nous entourent.
Tu trouveras ce livre sur le site Place des Libraires en identifiant une librairie près de chez toi, ou sur le site de la FNAC.